Il n’est pas hors du commun d’apercevoir des phoques remonter les eaux du Saint-Laurent… parfois jusqu’à Montréal! En juillet dernier, un phoque commun juvénile s’est même rendu à Ottawa, sur les berges de la rivière Outaouais. Phénomène peu étudié, certaines espèces de pinnipèdes semblent toutefois bien adaptées pour séjourner en eau douce.

Qu'est ce qu'un phoque hors habitat?

En 2023, le Réseau québécois d’urgences pour les mammifères marins (RQUMM) a recensé 80 cas de phoques considérés comme « hors habitat » c’est-à-dire dans des secteurs d’eau douce ou dans des secteurs inhabituels.

Le RQUMM considère qu’un pinnipède en eau douce ou dans un endroit inhabituel, comme dans un champ loin de l’eau, est hors de son habitat habituel. Plusieurs espèces ont déjà été observées hors habitat chaque année dans le fleuve ou les rivières du Québec et des affluents du fleuve Saint-Laurent, telles que le phoque du Groenland, le phoque barbu, le phoque à capuchon et le phoque commun.

Au Québec, les cas semblent augmenter ces dernières années. Néanmoins, le public est plus sensibilisé à ce phénomène et pourrait être plus facilement amené à effectuer des signalements.

La répartition des phoques vue par la communauté scientifique

Au sein de la communauté scientifique, il n’existe pas de définition commune et précise sur ce qui caractérise un phoque « hors habitat ». Selon Xavier Bordeleau, chercheur scientifique à l’Institut Maurice Lamontagne, « ce terme est une vulgarisation à des fins de communications et vise probablement à décrire des observations d’animaux en dehors de leur répartition spatiale considérée ‘’normale’’. Or la distribution et la répartition d’une espèce ou d’une population peut varier de manière saisonnière, notamment en fonction des comportements migratoires, et aussi évoluer au fil du temps. Dans le cas de l’augmentation des signalements des phoques communs dans l’estuaire fluvial et de l’augmentation de la population dans l’estuaire du Saint-Laurent dans son ensemble, on pourrait se poser la question : cet habitat fait-il aussi partie de la répartition de l’espèce? Le dernier inventaire aérien documente une échouerie importante de phoques communs à l’Île aux Loups Marins, à seulement quelques dizaines de kilomètres en aval de l’Île d’Orléans donc il n’est pas surprenant que les phoques remontent plus en amont de cet endroit. »

De plus, les relevés sont effectués pendant la période de mise bas, lorsqu’il y a les plus grandes concentrations de phoques sur les échoueries. « Des facteurs de correction sont ensuite développés pour tenir compte des animaux qui se trouvent en mer, précise Xavier Bordeleau, mais l’acquisition de connaissances sur la répartition des animaux en mer nécessite d’autres sources d’information telle que la télémétrie ou d’autres types d’inventaires. » Cette vision partielle de la répartition des phoques signifie qu’il y a un manque de données pour déterminer si les cas de phoques en eau douce sont récents, s’ils augmentent, ou si ces zones font partie de leur habitat naturel.

Une situation peu alarmante

Xavier Bordeleau estime que ce phénomène n’est pas alarmant et reflète plutôt « les conséquences de l’augmentation de la population des phoques gris et communs dans l’estuaire depuis deux décennies ainsi que d’autres changements écosystémiques ». Les phoques observés en eau douce ne sont pas forcément en danger et leur survie dépend surtout de leur capacité à s’alimenter.

Toutefois, leur présence dans des zones urbaines plus achalandées et peuplées les expose à des défis de cohabitation. Parmi ces défis, on retrouve les risques de collisions avec les navires, l’exposition à des contaminants et à des infrastructures telles que des écluses, des barrages et des ports, et un potentiel de dérangement plus élevé.

Le RQUMM n’interviendrait pour relocaliser un phoque que si cela posait un enjeu pour la sécurité publique ou celle de l’animal. D’ailleurs, il arrive que certains individus relocalisés reviennent sur les lieux, comme ce fut le cas pour un phoque barbu revu à Québec quelques jours après avoir été ramené dans l’estuaire!

Déboussolés ou stratégiques?

Qu’est ce qui pourrait encourager un phoque à se rendre dans un milieu d’eau douce?

  • Compétition intra-espèce

Ces dernières années, l’estuaire moyen – situé entre la pointe Est de l’ile d’Orléans et Tadoussac – voit une augmentation des populations de phoques communs et de phoques gris, avec une croissance de 7 % par an de la population des phoques communs. On retrouve même des échoueries de phoques communs en eau saumâtre jusqu’aux iles aux Loups Marins, en face de Saint-Jean-Port-Joli.

Selon Stéphane Lair, vétérinaire et directeur régional pour le Québec du Réseau canadien pour la santé de la faune, ces comportements suggèrent une quête de nourriture. « Moins les ressources sont présentes dans leurs habitats, plus les animaux se déplaceront loin, ajoute-t-il. Toutefois, les risques que ces déplacements ne soient pas payants augmentent en conséquence.»

  • Compétition inter-espèces

Le haut taux de naissances chez les phoques gris et les phoques communs en 2023 exacerbe la compétition inter-espèces. La concurrence entre les phoques gris et les phoques communs pour le poisson et les aires de repos pourrait fortement contribuer à l’exclusion du phoque commun de certaines régions de son habitat. Ce qui pourrait provoquer le déplacement des phoques communs vers d’autres échoueries. Cependant, des études à long terme doivent être menées pour déceler si des tendances significatives existent.

  • Un échappatoire risqué

« Passé la ville de Québec, dans l’estuaire fluvial qui est un secteur où l’eau est douce, les phoques communs cherchent peut-être à éviter la prédation et la compétition avec le phoques gris, en devant se disperser davantage pour s’alimenter. Ceci sont des hypothèses de recherche, » constate Xavier Bordeleau.

En Colombie-Britannique, de nombreux phoques communs visitent les lacs proches de l’océan, dont les lacs Pitt et Harrison. Le Dr. Andrew Trites de l’Institut des Océans et des Pêches à la University of British Columbia, rapporte que cela serait causé par la présence annuelle de poissons et l’évitement de la prédation des épaulards. Selon lui, « leur présence reflète également le rétablissement de la population de phoques à la suite de la chasse et de l’abattage, ainsi qu’une expansion générale de la distribution de la population à mesure que les effectifs augmentent et se stabilisent. »

Sur la côte ouest, une autre hypothèse serait la protection contre les tempêtes, car les phoques peuvent subir des blessures occasionnées par les fortes vagues. Les rivières et lacs serviraient alors de refuge.

Dispersion importante

Pêches et Océans Canada (MPO) a effectué un programme de télémétrie sur de jeunes phoques communs et phoques gris entre 2021 et 2022. Et leur dispersion est supérieure à ce qui était attendu. En 2021, un individu s’est même rendu à 1500 km de son lieu de taggage lors de sa première année de vie, en se déplaçant de l’ile du Bic au sud-ouest de la Nouvelle-Écosse! En 2023, un jeune phoque commun né l’année précédente dans l’estuaire a même été revu au Maine.

La mortalité élevée au cours de la première année de vie témoigne de la difficulté des jeunes à survivre à leur transition du lait maternel à la prédation solitaire. Cela expliquerait la présence de comportements de quêtes alimentaires et de dispersion dans des zones hors norme, surtout chez les phoques juvéniles.

Les phoques dans les rivières et les lacs, un phénomène global

Les observations de phoques dans les rivières d’eau douce semblent avoir augmentées ces dernières années. Selon le rapport de la Fédération québécoise pour le saumon Atlantique, plusieurs individus, dont des phoques du Groenland, ont été vus jusqu’à 100 km en amont de la rivière Saint-Jean, sur la Côte-Nord. Certains y résident pendant plusieurs semaines et se nourrissent de saumons, entre autres.

ll existe des documentations historiques de phoques communs dans les lacs Champlain et Ontario, ainsi que dans la rivière Outaouais et la rivière Seal, dans l’ouest de la Baie d’Hudson, à 200 km à l’intérieur des terres!

Des cas comparables sont rapportés dans les rivières à saumons d’Écosse, et des phoques remontent aussi dans les canaux, rivières et certains lacs des Pays-Bas.

En Colombie-Britannique, des populations de phoques communs sont aussi observées dans des rivières et des lacs à l’intérieur des terres, probablement aussi à la recherche de saumon, comme dans le Lac Harrison proche de Vancouver, situé à plus de 100 km de l’océan. Souvent nombreux durant l’automne, certains individus ont aussi été aperçus en hiver.

Xavier Bordeleau avertit : « Ce sujet est peu abordé du côté de la science et des statistiques, et n’est pas quantifiable pour le moment. Les phoques communs retrouvés hors de leur distribution connue en dévoilent plus sur leur répartition plutôt que sur le fait qu’ils soient hors habitat. » Étant donné qu’ils évoluent bien dans l’eau douce, le chercheur estime que ces zones feraient partie de leur habitat.

Les phoques en eau trouble

Le cas des phoques en eau douce donne du fil à retordre aux scientifiques pour les qualifier de « hors habitat », contrairement aux cétacés, qui sont plus à risque lorsqu’ils séjournent dans ce milieu. Ces observations apportent des indices sur la répartition de certaines espèces de pinnipèdes et des changements dans leur environnement. Toutefois le phénomène des phoques hors habitats a ses limites lorsque l’on prend en compte les populations de phoques qui évoluent entièrement en eaux douces dans le monde.

Revoir les bonnes pratiques  

Un petit rappel sur les bonnes pratiques à adopter en présence d’un phoque. Si vous voyez un phoque dans un endroit inhabituel ou qui semble en difficulté, ne l’approchez pas et contactez Urgence Mammifères Marins au 1-877-722-5346.

Urgences Mammifères Marins - 5/12/2024

Thalia Cohen Bacry

Thalia Cohen Bacry est rédactrice scientifique pour le GREMM après avoir été naturaliste en 2023. Diplômée de UBC, elle a complété une maîtrise en études internationales à l’Université Laval et poursuit un apprentissage dans plusieurs domaines, dont la géographie, les sciences politiques et le comportement animal. Fascinée depuis toujours par la protection de l’environnement, elle a grandi en Savoie, entourée des lacs et des montagnes, avant d’immigrer au Canada et de découvrir des espaces encore plus grands et plus sauvages. Intrépide, curieuse, et persévérante elle aime apprendre, observer, et analyser afin de sensibiliser à la sauvegarde de nos océans et ainsi contribuer à leur protection.

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