Quelle ne fut pas la surprise des citadins et citadines de Montréal lorsqu’un rorqual à bosse s’est rendu dans le port de la ville en 2020! Cet événement fut suivi par la visite de deux petits rorquals en 2022. Que faisaient ces cétacés à 500 km du milieu marin?

Les mammifères marins se rendent parfois au-delà de leur habitat habituel, dans des zones qui ne présentent pas les conditions idéales pour leur survie. On qualifie alors ces mammifères marins de hors habitat. Explorons un peu plus la définition de ce concept ainsi que les causes et les conséquences possibles de ce phénomène.

Que signifie « hors habitat »?

Les différentes espèces de mammifères marins possèdent des aires de répartition, soit les zones géographiques où ces espèces sont présentes. Elles correspondent aux conditions environnementales nécessaires à la vie et au développement de l’espèce. Lorsqu’une espèce se retrouve hors de cette répartition, mais dans un milieu d’eau salée, il est qualifié d’animal hors secteur. Au Québec on estime qu’un mammifère marin est hors habitat lorsqu’il se retrouve dans un milieu d’eau douce, comme dans une rivière ou dans le fleuve en amont de la pointe est de l’Île d’Orléans.

Manque de consensus

Certains organismes ont cependant une définition plus large de ce concept. L’organisation internationale Ocean Care estime qu’un mammifère marin est « hors habitat » lorsqu’on le retrouve hors de son aire de répartition habituelle, lorsque l’environnement peut affecter sa santé et ses chances de survie. Moins spécifique à l’eau douce, cette définition peut inclure des léopards de mer explorant de nouveaux secteurs en Nouvelle-Zélande… à plus de 3000 km de l’Antarctique!

Un mystère qui persiste parfois

Il est ardu pour les scientifiques d’expliquer pourquoi un mammifère marin se retrouve hors de son habitat, car ce sont pour la plupart des évènements isolés et anecdotiques. Néanmoins, le rapport sur les mammifères marins hors habitats de Ocean Care suggère que ces cas sont en augmentation en termes de nombre ou du moins de fréquence.

Expliquer l'énigmatique

L’inexpérience d’un individu pourrait le mener hors de son habitat habituel. Un jeune individu téméraire peut explorer un environnement qui lui est nouveau ou s’égarer en suivant des proies. Dans le cas du rorqual à bosse et des petits rorquals qui ont remonté le Saint-Laurent en 2020 et 2022, il s’agissait de jeunes individus.

Dans certains cas, un état de santé sous-optimal, comme une maladie ou une blessure, pourrait pousser un mammifère marin vers un territoire inhabituel. Les deux baleines à bec communes qui avaient été retrouvées en 2021 à ​​l’embouchure de la rivière Restigouche dans le fond de la baie des Chaleurs et semblaient mal en point et émaciées. Les cétacés, notamment les baleines à bec, sont très sensibles au bruit et peuvent subir des blessures acoustiques provenant d’activités humaines qui perturbent leur écholocalisation. Désorientées, les baleines ont plus de difficultés à se diriger et peuvent se retrouver dans des zones hors habitats. D’ailleurs, le 17 octobre dernier, une baleine à bec commune a été retrouvée morte échouée sur l’île d’Orléans.

L’augmentation de la population d’espèces marines, et les changements de répartition des proies pourraient amener des individus hors de leur habitat. Plus d’individus signifie aussi plus de compétition pour se nourrir. Selon Ocean Care, ces animaux pourraient être considérés comme des pionniers qui s’aventurent dans de nouveaux territoires inhospitaliers ou encore comme des « réfugiés » en quête de nourriture. Ces derniers pourraient étendre la répartition de l’espèce, laquelle évolue au rythme des dérangements humains et climatiques.

Suite à des événements météorologiques violents, comme des inondations liées à un ouragan ou un tsunami, les mammifères marins peuvent se retrouver coincés durant des semaines voire des mois dans des étangs, des lacs, des canaux, des digues, des fossés de drainage ou encore dans des champs inondés! Ce déplacement involontaire implique parfois la relocalisation de l’animal dans son habitat.

L’augmentation de la sensibilisation aux mammifères marins, de la visibilité du RQUMM, et des partages sur les réseaux sociaux peuvent aussi participer à l’augmentation des cas rapportés. En somme, y aurait-il plus de cas de mammifères marins hors habitat, ou plus de préoccupations de la part de la population?

En plus de ces causes potentielles, les changements climatiques, la perte des proies, la dégradation des habitats, voire même la chasse, pourraient aussi influencer les animaux hors habitat.

Un signalement d'une baleine à bec vivante a été reçu au RQUMM le 17 octobre 2024 à Québec. © Geneviève Lizotte
Une baleine à bec femelle retrouvée à Saint-Jean-de-l'Île d'Orléans, 24 octobre 2024 © Emmanuelle Simoneau
Le rorqual à bosse de Montréal était un juvénile. Explorait-il les environs à la recherche de nourriture ou s'est-il perdu? © Réseau québécois d'urgences pour les mammifères marins
L'un des deux dauphins coincé dans une mare en Louisiane suite à l’ouragan Laura. © Audubon Nature Society
Le second petit rorqual vu à Montréal en 2022 a été retrouvé mort le 26 mai. © Urgences Mammifères Marins
Carcasse d’une des deux baleines à bec communes à Restigouche (1 octobre 2021). © Réseau québécois d'urgences pour les mammifères marins

Inhospitalier pour un cétacé

La santé et le bien-être des mammifères marins sont souvent pénalisés par un séjour prolongé hors de leur habitat. Les rivières et fleuves d’eau douce ne présentent pas les conditions environnementales adéquates pour leur survie, ni en termes d’alimentation ni en termes des propriétés chimiques de l’eau.

Les cétacés sont particulièrement fragilisés par un séjour prolongé en eau douce. L’un des petits rorquals qui a été observé quelques jours dans les eaux de Montréal en 2022 avant d’être retrouvé mort était recouvert d’oomycètes, des parasites appartenant au groupe des pseudo fungi. Du genre Saprolegnia, ils sont présents naturellement dans un milieu d’eau douce. Ces algues champignons colonisent les plaies cutanées préexistantes chez les cétacés et peuvent potentiellement mener à des infections.

Ces changements reliés à l’exposition à l’eau douce pourraient aussi prédisposer l’animal à des infections ou des ulcères, en plus de perturber les niveaux d’électrolytes, de protéines ou de nutriments dans le sang! Cette dégradation physique avait été notée chez un jeune béluga, âgé entre 7 et 14 ans, qui avait visité le port de Montréal en 2012. Ces changements peuvent toutefois être réversibles si l’animal retourne dans de l’eau salée.

Malnutrition et déshydratation

Un séjour prolongé dans un milieu d’eau douce met également les cétacés à risque de malnutrition, car il leur est difficile d’y trouver leurs proies habituelles et encore moins en quantité suffisante. D’ailleurs les individus qui meurent en eau douce sont souvent retrouvés l’estomac vide! En absence de nourriture en eau douce, un cétacé peut succomber de faim ou de déshydratation. Effectivement, les cétacés s’hydratent principalement par le biais de leur alimentation. Leurs proies leur fournissent un apport en eau douce nécessaire à leur survie.

Activités humaines

Un cétacé hors habitat est plus à risque d’entrer en contact avec les activités humaines dans les secteurs d’eau douce, car la densité de population y est plus importante. Celui-ci risque d’entrer en collision avec un bateau en plus de subir une augmentation de la pollution sonore, du dérangement ou du harcèlement.

Le rorqual à bosse de Montréal a subi une mort soudaine en 2020. Le cétacé se situait aussi au milieu de la voie maritime et l’une des hypothèses mises de l’avant par les vétérinaires pathologistes suite à la nécropsie suggère une collision avec un bateau. Possiblement déshydraté après avoir passé autant de temps dans l’eau douce, le rorqual aurait aussi pu être victime d’une baisse trop importante du niveau de sodium dans son sang.

Agir ou laisser la nature suivre son cours?

Le Réseau québécois d’urgences pour les mammifères marins (RQUMM) est parfois appelé à répondre à des incidents impliquant des cétacés hors habitat.

Dès la réception d’un signalement au RQUMM pour un cétacé hors secteur ou hors habitat, plusieurs facteurs sont évalués en vue de préparer un plan d’intervention adapté à la situation. Les informations recueillies sur le terrain permettent aux équipes d’experts du RQUMM d’évaluer la condition de l’animal, son comportement et les risques associées à sa localisation. Un monitorage de l’animal peut être mis en place pour suivre l’évolution de la situation.

Dans le cas des petits rorquals présents dans le port de Montréal en 2022, des équipes étaient en poste dès le lever du soleil jusqu’à la tombée de la nuit pour assurer un suivi, depuis la rive, des comportements des baleines. La documentation de ces incidents permettent à la communauté scientifique d’en apprendre davantage sur les incursions des cétacés en eaux douces et de suivre l’évolution de la condition des animaux.

Tout au long de la prise en charge de ces incidents, le RQUMM effectue de la sensibilisation auprès du public pour minimiser le dérangement du mammifère marin et transmet des avis à la navigation pour éviter le dérangement ou même une collision. Par le biais de vigie et de suivis de l’animal, les équipes amassent le plus d’informations possible. Dans certains cas, l’animal repart de lui-même, dans d’autres, il est retrouvé mort. Un béluga aperçu dans une rivière au Nouveau-Brunswick a même été capturé et relocalisé par avion jusque dans l’estuaire du Saint-Laurent en 2017!

Lors de la réception d’un cas d’un mammifère marin hors secteur ou hors habitat, le RQUMM et ses partenaires évalue la situation de l’animal et prépare, des plans d’intervention qui prennent en compte le statut de l’espèce, l’état de santé de l’animal, ses chances de survie, et la responsabilité humaine (causes anthropiques impliquées).

L'avenir nous le dira

Le terme « hors habitat » est encore une zone d’ombre. Que faire d’un mammifère marin qui s’aventure dans une rivière d’eau saumâtre comme dans la Tamise à Londres? Ce cours d’eau était déclaré biologiquement mort il y a 60 ans en raison de ses eaux très polluées. La qualité de celles-ci s’est nettement améliorée et on y a recensé plus de 2700 mammifères marins entre 2004 et 2014, dont des phoques, des marsouins, des dauphins et des rorquals. Les scientifiques supposent que les nombreux mammifères marins observés « hors habitat » dans la Tamise suivent donc les stocks de poissons, et peuvent être aperçus jusque dans les zones d’eau douce!

L’amélioration de certains habitats et le retour d’espèces marines sont de bonnes nouvelles. Néanmoins, les humains qui peuplent les littoraux ne sont pas nécessairement habitués à cohabiter avec des mammifères marins. Se sensibiliser aux risques que nos activités peuvent avoir sur eux ne peut être qu’un pas dans la bonne direction.

Important

Si vous voyez une baleine ou un phoque dans un secteur inhabituel, composez sans tarder le 1-877-722-5346, le numéro d’Urgences mammifères marins.

Urgences Mammifères Marins - 31/10/2024

Thalia Cohen Bacry

Thalia Cohen Bacry est rédactrice scientifique pour le GREMM après avoir été naturaliste en 2023. Diplômée de UBC, elle a complété une maîtrise en études internationales à l’Université Laval et poursuit un apprentissage dans plusieurs domaines, dont la géographie, les sciences politiques et le comportement animal. Fascinée depuis toujours par la protection de l’environnement, elle a grandi en Savoie, entourée des lacs et des montagnes, avant d’immigrer au Canada et de découvrir des espaces encore plus grands et plus sauvages. Intrépide, curieuse, et persévérante elle aime apprendre, observer, et analyser afin de sensibiliser à la sauvegarde de nos océans et ainsi contribuer à leur protection.

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