Si on souhaite vraiment protéger les baleines, mais aussi d’autres espèces, les biologistes doivent comprendre la culture locale de chaque population. C’est le message livré par 25 scientifiques dans un article publié dans Proceedings of the Royal Society B.
Pourquoi dit-on que les baleines ont une culture?
Au sein d’une espèce, chaque groupe d’individus peut avoir ses propres habitudes ou manières de faire les choses. Par exemple, certains grands dauphins portent une éponge de mer sur leur rostre, une habitude qui protègerait leur bouche lorsqu’ils s’alimentent près du fond marin. Mais cette technique n’est pas adoptée par tous les groupes de grands dauphins, qui ont chacun leur spécialité. Ce phénomène de spécialisation est aussi observé chez les épaulards, qui sont même séparés en «écotypes» en fonction de leurs préférences alimentaires et de leur répertoire vocal.
Ainsi, les baleines possèdent de nombreux savoirs qui ne sont pas transmis par l’hérédité, mais plutôt par l’apprentissage social. Une baleine peut apprendre une nouvelle technique de chasse en observant un congénère. À force d’être transmise au sein d’une population ou d’un plus petit groupe, cette connaissance peut ensuite devenir la norme. Ça devient donc un comportement culturel, spécifique à ce groupe.
L’apprentissage social et la culture ne sont pas uniques aux humains et aux dauphins. Les auteurs de l’étude décrivent des exemples de comportements culturels chez des singes et d’autres mammifères terrestres, des oiseaux et même des poissons! Les comportements étudiés concernent majoritairement les techniques de chasse et d’alimentation, les routes de migration et les moyens de communication, comme les chants des baleines et des oiseaux. De nombreux autres comportements culturels ont été observés chez les baleines, dont plusieurs sont illustrés dans la série documentaire Les secrets des baleines.
Quel est le lien entre la culture des baleines et leur conservation?
En plus d’émerveiller les humains, la culture des baleines peut aider les scientifiques à améliorer leurs efforts de conservation. En effet, en comprenant bien les habitudes d’une population à protéger, les chercheurs peuvent proposer des solutions aux menaces pesant sur elle qui vont convenir à la culture locale. Par exemple, en sachant que la population d’épaulards résidents du Sud est fidèle à sa source de nourriture favorite, le saumon quinnat, les scientifiques ont pu prioriser la protection de ce poisson dans le programme de rétablissement de l’épaulard, plutôt que d’espérer que les épaulards changeront de repas en réponse au déclin du saumon. Malgré cela, une revue de littérature publiée en 2016 a montré que des solutions basées sur les comportements animaux seraient rarement proposées dans les plans de conservation.
Dans le cas des bélugas du Saint-Laurent, les chercheurs travaillent fort pour percer les mystères de leur organisation sociale, afin de mieux protéger cette population en voie de disparition. Pour mieux comprendre l’effet du trafic maritime sur les bélugas, le chercheur Clément Chion a conçu un simulateur qui reproduit les déplacements des bélugas, mais aussi leur structure sociale et leurs préférences en terme d’habitats. «Ce simulateur nous a déjà permis de dire que si on augmente le trafic maritime dans le Saguenay, il devrait y avoir plus d’impacts sur les communautés qui fréquentent régulièrement le Saguenay», explique Robert Michaud, directeur scientifique du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins.
Les programmes de conservation visent généralement à conserver la variabilité génétique d’une espèce. Mais de plus en plus, la variabilité culturelle est reconnue comme une composante qui doit aussi être préservée. Dans le Saint-Laurent, on croit qu’il existe trois communautés de femelles bélugas distinctes, chacune ayant ses habitudes et ses habitats préférés. «En préservant chacune des communautés, on s’assurera de préserver aussi toute la variété de stratégies qui sont transmises dans les lignées matrilinéaires», précise Robert Michaud.
Dans les années à venir, on devrait en apprendre de plus en plus sur la culture des communautés de bélugas du Saint-Laurent. Après avoir étudié les comportements allomaternels ou le «gardiennage» pendant sa maitrise, Jaclyn Aubin est de retour pour un projet de doctorat sur le répertoire vocal des bélugas. L’hypothèse : les cris de contacts, des sons utilisés pour la communication entre une mère et son petit et pour conserver la cohésion du groupe, auraient plus de similarités à l’intérieur d’une communauté qu’entre les communautés. On pourrait alors dire qu’il y a plusieurs dialectes chez les bélugas du Saint-Laurent. «Ce serait un élément tangible de la culture qu’on souhaiterait protéger en tant que tel», conclut Robert Michaud.