Régulièrement, une baleine solitaire fait la une des journaux. Il peut s’agir d’un béluga vu au large de San Diego, Californie, d’un rorqual à bosse sautant dans le port de Montréal, ou encore d’un épaulard errant en Méditerranée. Ces animaux ont tous en commun de se retrouver à un endroit inattendu, dans une région ou un cours d’eau en dehors de leur habitat habituel. Ils créent l’amusement chez les riverains, mais aussi l’inquiétude. Ces baleines géographiquement décalées sont-elles égarées, vagabondes ou exploratrices? Sont-elles en danger? Et si, finalement, leur présence n’était pas si étonnante que ça?

Extraordinairement ordinaire

Quand un capitaine de traversier californien tombe nez à nez avec une baleine blanche de l’Arctique, forcément, la nouvelle fait grand bruit. Localement, média et public s’affolent. C’est du jamais vu, pense-t-on. En fait, lorsqu’on explore la presse internationale sur quelques années, on réalise que c’est un phénomène fréquent à l’échelle de la planète, et que le béluga de San Diego n’est pas le premier cétacé à se lancer dans une folle aventure.

En 2005, Hélis, un béluga du Saint-Laurent, est repéré dans une rivière du Delaware, au New Jersey (États-Unis), à 200km de la côte Atlantique, mais surtout à 2000km au sud de son aire de vie habituelle! Quant à Benny, un béluga venant probablement de l’Arctique, il est devenu une vedette locale en passant quelques semaines à Gravesend, dans la Tamise (Angleterre) à l’automne 2018. Au Québec, on se souvient d’un béluga «loin de chez lui» dans le port de Montréal en 2012, et de Népi, baleine blanche coincée dans la rivière Népisiguit, au Nouveau-Brunswick, en 2017.

Du côté des baleines à fanons, on compte aussi quelques célébrités «perdues», comme le rorqual à bosse Humphrey, entré à deux reprises dans la baie de San Francisco, et la paire mère-veau Delta et Dawn, qui a remonté la rivière Sacramento (Californie, États-Unis) sur plus de 170 km. Et ce sont loin d’être les seules.

Une «boussole» cassée ?

Mais qu’est-ce qui peut amener un béluga à 2000km de son habitat habituel? Comportement exploratoire, changement de la distribution des proies, problème d’orientation : les hypothèses se bousculent, mais il est possible que ce soit plutôt une combinaison de facteurs.

Dans certains cas, l’animal parait malade ou blessé. Son système de guidage interne est peut-être alors dysfonctionnel, ou il cherche refuge dans un port ou un estuaire. Le 4 juillet 2020, une rare baleine à bec de Sowerby se retrouve dans le port de Wicklow, en Irlande. Elle est visiblement en mauvais état et le Irish Whale and Dolphin Group suspecte un trauma acoustique qui l’aurait désorientée.

Quelques semaines plus tôt, c’est un très jeune rorqual commun qui est venu s’échouer vivant à deux reprises dans l’estuaire de la rivière Dee, en Angleterre. Remis à l’eau chaque fois, il finira par s’échouer une troisième et dernière fois, fatigué et dénutri, avant de mourir.

Les scientifiques se questionnent sur l’origine de ces désorientations. On sait déjà que les tempêtes solaires ou les sonars militaires peuvent perturber les baleines et créer des échouages massifs. Mais qu’en est-il des grandes marées, des forages sous-marins, des routes maritimes, des effets de la Lune ou des variations magnétiques? Et puis, les cétacés peuvent-ils tout simplement se «perdre» en se trompant de chemin, comme cela peut nous arriver parfois?

Les jeunes explorateurs

Dans le cas du béluga de San Diego, en apparente bonne santé, il faut peut-être chercher ailleurs. Chez les dauphins et les bélugas, dont la structure sociale est de type «fission-fusion», la composition des groupes est en constante évolution. Lorsqu’un individu décide de quitter son groupe pour en rejoindre un autre, son trajet peut l’emmener beaucoup plus loin que prévu, surtout lorsque la population est isolée géographiquement (comme dans le cas des bélugas du Saint-Laurent ou de certains dauphins en Méditerranée). C’est peut-être ce qui explique que ces baleines à dent constituent une grande majorité des cétacés-voyageurs.

Chez les baleines à fanons, les individus voyageurs sont souvent relativement jeunes. C’est le cas, par exemple, de la baleine à bosse de Montréal, qui était âgée de seulement 2 ou 3 ans. La jeunesse pourrait expliquer les erreurs de navigation, ou encore un comportement exploratoire. Au sein de nombreuses espèces sur terre ou dans l’eau – y compris chez l’humain!-, les jeunes ont davantage tendance à partir à l’aventure, à explorer de nouveaux territoires à la recherche de nourriture ou de congénères exotiques.

Les dangers des marées et de la solitude

Parfois, l’exploration est une réussite. On pense par exemple à Mogul, la baleine noire de l’Atlantique Nord venue se nourrir le long des côtes françaises avant de revenir dans l’Atlantique ouest, ou encore au narval qui est observé chaque année depuis 2016 dans le Saint-Laurent en compagnie de bélugas. Malheureusement, ces vagabondages comportent aussi des risques. «Quand on voit un animal rendu aussi loin de son habitat habituel, le pronostic n’est jamais très bon», résume Robert Michaud, directeur scientifique du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM) et coordonnateur du Réseau québécois d’urgences pour les mammifères marins.

Le plus gros problème réside dans la remontée de rivières ou d’estuaires lors de hautes marées. L’animal se retrouve alors coincé lorsque la marée descend. S’il arrive à ne pas s’échouer, il peut tout de même rester coincé en eau douce, parfois sans nourriture. Les baleines qui s’aventurent dans les ports, les estuaires et les rivières ont aussi statistiquement plus de risques de se faire heurter par un navire.

«Chez les baleines qui vivent habituellement en groupe, comme les bélugas, il y a aussi un enjeu de sociabilisation, reprend Robert Michaud. Certains bélugas cherchent à compenser le manque de relation sociale, et peuvent devenir ami avec un bateau, une bouée ou encore un chien.» Malheureusement, cet attachement augmente leur présence dans le port et le risque de malnutrition et de collision.

Têtu comme un béluga

Mais comment faire pour indiquer à un cétacé de plusieurs tonnes qu’il s’est trompé de chemin? Même avec la meilleure intention du monde, les interventions ne sont pas toujours évidentes ni sans risque. Suite à la visite de la baleine à bosse à Montréal en mai 2020, Robert Michaud avait longuement expliqué lors d’une conférence en ligne comment les décisions d’interventions pouvaient ou ne pouvaient pas être prises face à un individu vagabond apparemment en bonne santé.

En 2017, une opération d’envergure avait été lancée pour aider Népi, le béluga pris dans une rivière du Nouveau-Brunswick. Il est capturé, transporté par avion puis réintroduit dans l’estuaire du Saint-Laurent dans l’espoir de le voir rejoindre un groupe de congénères et ainsi participer au rétablissement de la population des bélugas du Saint-Laurent. Peine perdue! Népi est de nouveau observé en Nouvelle-Écosse l’été suivant, cette fois avec un autre béluga, puis quelques mois plus tard à l’Île-du-Prince-Édouard où il interagit avec un groupe de plongeurs. Preuve que chez certains individus, l’esprit d’aventure est difficile à faire taire.

Bélugas espions en cavale

Parfois la présence d’un cétacé à un endroit inhabituel a une origine… inhabituelle ! En janvier 1992, un béluga vient quémander des poissons dans un port de pêche turc de la mer Noire. Sidération parmi les pêcheurs : ce béluga particulièrement amical est rapidement surnommé Aydin («lumineux» en turc) dans les médias. Rapidement, il s’avère que ce béluga, dressé dans le cadre d’un programme d’espionnage russe, s’est échappé d’une base militaire en Crimée à l’occasion d’une tempête. C’est le début d’une série de péripéties politiques qui mènent à sa recapture puis à sa ré-évasion.

Quelques années plus tard, un autre béluga solitaire étonne par son comportement familier (il suit les bateaux, rapporte les ballons, etc.). Aperçu pour la première fois en avril 2019 dans le nord de la Norvège équipé d’un harnais pour caméra, le béluga, surnommé ironiquement Hvladimir, est soupçonné d’être lui aussi un ancien espion russe en cavale. Pour le moment, les autorités démentent, et le cétacé continue à amuser les habitants d’Hammerfest.

En savoir plus

  • Les bélugas ou l'adieu aux baleines, Pierre Béland, Libre expression, avril 1996
Actualité - 18/8/2020

Laure Marandet

Laure Marandet est rédactrice pour le GREMM depuis l'hiver 2020. Persuadée que la conservation des espèces passe par une meilleure connaissance du grand public, elle pratique avec passion la vulgarisation scientifique depuis plus de 15 ans. Ses armes: une double formation de biologiste et de journaliste, une insatiable curiosité, un amour d'enfant pour le monde animal, et la patience nécessaire pour ciseler des textes à la fois clairs et précis.

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