«Dolphy» la femelle dauphin joue régulièrement avec les baigneurs et les bateaux dans le port de Collioure, en France. On raconte même qu’elle se désintéresse complètement des humains dès que son ami canin entre dans l’eau. Vedette de la petite ville côtière, elle devient une attraction touristique pendant deux ans. Ces histoires de dauphins qui semblent se lier d’amitié avec des humains ou des animaux de compagnie frappent l’imaginaire. Mais ces comportements peuvent parfois nuire à leur bien-être.

Les mammifères marins qui côtoient davantage les humains que leurs congénères sont dits «solitaires-sociables». Une revue de littérature publiée dans Frontiers in Veterinary Science analyse ce phénomène en examinant près d’une centaine de cas depuis 2008. La plupart des individus documentés sont des dauphins du genre Tursiops, appelés grands dauphins en français. Pourquoi cette prévalence? Ces espèces vivent généralement près des côtes. Il est donc plus probable qu’ils interagissent avec les humains et que leur comportement solitaire soit constaté. Les chercheurs ont aussi étudié certains cas de bélugas solitaires.

Origines de l’isolement

Certains individus seraient plus susceptibles de devenir solitaires uniquement en raison de leur personnalité. Mais les chercheurs notent aussi plusieurs cas où un évènement particulier a précédé la séparation entre un individu et son groupe. Par exemple, des dauphins sont devenus solitaires lorsque leur état de santé était mauvais ou après le décès d’un congénère. Encore, un jeune dauphin dont la mère décède avant de lui apprendre à «vivre en société» peut se retrouver seul et rechercher le contact des humains et des bateaux par la suite.

La structure sociale des dauphins et des bélugas est de type «fission-fusion» : le groupe est formé de différents sous-groupes et sa composition est en constante évolution. Ainsi, un individu peut décider de quitter son groupe pour en rejoindre un autre. Mais la situation actuelle des dauphins en Europe fait que les différents troupeaux ne sont plus aussi rapprochés géographiquement qu’avant. Les individus à la recherche d’un nouveau groupe peuvent donc ne jamais en trouver et deviennent ainsi solitaires malgré eux.

Un dauphin solitaire n’est pas automatiquement sociable avec les humains. Selon les chercheurs, il doit traverser plusieurs étapes avant qu’il soit considéré comme «solitaire-sociable». Au départ, l’individu solitaire s’établit dans un territoire où il peut se reposer et s’alimenter, mais n’est pas intéressé par les humains. Il peut alors commencer à suivre des bateaux et à jouer dans les vagues créées par ceux-ci et à démontrer un intérêt pour les humains qui nagent tout en conservant ses distances. Ensuite, l’individu peut devenir sociable avec des humains en particulier qui tentent de l’habituer au contact. Finalement, au dernier stade, il permet le contact avec n’importe quel humain. Rarement, le dauphin retourne vivre avec ses congénères.

Des interactions dangereuses

À première vue, les dauphins solitaires ne semblent pas malheureux de leur condition. Le contact avec les humains peut même devenir très important pour eux, car il remplace en quelque sorte le contact avec leurs congénères. Cependant, les bénéfices sont temporaires et les dauphins peuvent y renoncer pour des raisons de survie, comme pour trouver de la nourriture.

Les dauphins solitaires-sociables peuvent entrer en contact avec des humains malintentionnés ou qui n’évaluent pas les conséquences de leurs actes. Par exemple, le fait de donner de la nourriture à un mammifère marin peut le mener à être gravement malade. De plus, cela peut affecter ses habitudes de plongée en le rendant moins enclin à s’alimenter par lui-même.

Les humains peuvent aussi nuire sans s’en rendre compte s’ils tentent d’interagir avec l’animal pendant qu’il se repose ou s’alimente. Les dauphins habitués au contact humain passent aussi plus de temps en eau peu profonde, ce qui peut augmenter les risques d’échouages. Leur proximité avec les bateaux les rendent plus sujets aux collisions.

Contrairement à la croyance populaire, les dauphins ne sont pas toujours inoffensifs envers les humains. Plusieurs blessures graves infligées — volontairement ou non — par des dauphins solitaires-sociables ont été documentées. Malgré leur caractère joueur, ces animaux sauvages sont bien plus massifs que nous et peuvent avoir des comportements agressifs.

Protection des individus vulnérables

Dans plusieurs pays, aucune législation ne permet de protéger les mammifères marins solitaires. Ce vide juridique permet à des compagnies touristiques d’exploiter l’aspect ludique de ces animaux en promouvant le contact entre humains et baleines. De plus, la médiatisation de dauphins qui nagent avec des humains peut augmenter le nombre de personnes qui tentent de s’en approcher. Cette socialisation accrue peut faire évoluer le dauphin ou le béluga vers les étapes suivantes de sociabilité et l’empêcher de retourner vivre avec ses congénères ou mettre sa santé en danger. La gestion des individus solitaires-sociables doit donc se faire par l’éducation du public et par la législation, mentionnent les chercheurs.

En l’absence de loi ou règlement, les spécialistes suggèrent de transmettre au public, en collaboration avec les médias, des informations sur les bonnes pratiques pour interagir avec les dauphins comme de ne pas les nourrir et ne pas toucher des zones sensibles comme le visage ou l’évent.

Au Canada, le règlement sur les mammifères marins interdit de perturber un mammifère marin, ce qui inclut le nourrir, nager ou interagir avec lui. Dans les régions où les populations sont menacées, la règlementation est plus stricte et les bateaux doivent donc garder une distance minimale plus grande.

Finalement, l’animal peut être relocalisé dans sa communauté d’origine pour faciliter sa réintégration. C’est ce qui a été fait en 2017 avec Nepi, un béluga qui était pris dans une rivière au Nouveau-Brunswick, très loin de sa population d’origine du Saint-Laurent. Il a été transporté par avion jusqu’au port de Gros-Cacouna avec l’espoir qu’il s’intègre à un groupe de bélugas. Malgré un état de santé détérioré, le béluga a survécu à la délicate opération. Une balise sur son dos, qui a arrêté de transmettre après 19 jours, a permis de savoir que le béluga est resté dans l’estuaire pendant cette période. Ensuite, les chercheurs ont été sans nouvelles de Nepi jusqu’à ce qu’il soit observé l’été suivant en Nouvelle-Écosse. Il était accompagné d’un autre béluga, signe qu’il avait interagi avec ses congénères après l’opération de sauvetage. Il a été observé à nouveau en décembre 2018 à l’Île-du-Prince-Édouard où il a interagi avec un groupe de plongeurs. Le succès mitigé de l’opération nous en apprend sur les défis et les risques associés à une telle relocalisation.

Source

  • (2019) Nunny, L. et M. P. Simmonds. A Global Reassessment of Solitary-Sociable Dolphins. (Suisse). Frontiers in Veterinary Science 5: 1-16.
Actualité - 28/2/2019

Jeanne Picher-Labrie

Jeanne Picher-Labrie a rejoint l’équipe du GREMM en 2019 comme rédactrice à Baleines en direct et naturaliste au Centre d’interprétation des mammifères marins. Baccalauréat en biologie et formation en journalisme scientifique en poche, elle est de retour en 2021 pour raconter de nouvelles histoires de baleines. En se plongeant dans les études scientifiques, elle tente d’en apprendre toujours plus sur la mystérieuse vie des cétacés.

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