Les baleines produisent des larmes visqueuses, qui servent à protéger leurs yeux des débris. Est-ce que ces larmes servent aussi à exprimer la tristesse? On pense que non. Mais les cétacés ont sans aucun doute d’autres moyens d’exprimer leurs émotions, afin de communiquer ce qu’ils ressentent à leurs congénères.
La question des émotions chez les animaux fait couler beaucoup d’encre par des chercheurs en biologie et en psychologie. En effet, les émotions ont longtemps été vues comme l’apanage des humains. Avec son livre The Expression of the Emotions in Man and Animals publié en 1872, Darwin est l’un des premiers scientifiques à faire des rapprochements entre ce que ressentent les humains et les animaux. Il a observé que les manières d’exprimer différentes émotions étaient similaires d’une espèce à l’autre, surtout entre les espèces les plus apparentées. Par exemple, chats et chiens, avant d’attaquer, arquent leur dos, reculent leurs oreilles, montrent leurs dents et dressent leurs poils. De plus, tant les humains que les grands singes peuvent sourire, notamment lorsqu’ils sont apaisés. Ces observations appuyaient la théorie de l’évolution de Darwin, postulée quelques années plus tôt.
Mais comment les baleines, qui n’ont pas les muscles pour sourire, qui n’ont pas d’oreilles à dresser, de sourcils à froncer ou de pelage à hérisser font-elles pour exprimer leurs émotions? Puisque les baleines communiquent principalement par le son, il est raisonnable de croire que les émotions sont aussi transmises par leurs vocalisations. Mais, les scientifiques commencent à peine à déchiffrer les langages complexes et variés des cétacés. Ce n’est donc pas de sitôt qu’ils décoderont leurs émotions.
Néanmoins, vers la fin des années 1990, un groupe de chercheurs croit avoir entendu des grands dauphins rire! Alors que quelques dauphins se bagarraient pour jouer, les chercheurs ont entendu des alternances de sons pulsés et de sifflements, dans une combinaison jamais enregistrée auparavant. Ces rires serviraient à indiquer aux autres individus qu’il n’y a pas de réel affrontement ou de menace. De plus, ces sons n’étaient jamais entendus dans le cas de vraies attaques entre congénères. Leur conclusion est appuyée par l’existence de situations similaires chez des chimpanzés et gorilles, chez qui le rire ressemble beaucoup plus à celui des humains que celui des dauphins.
Et les acrobaties de certaines baleines – qui peuvent sauter hors de l’eau ou donner des grands coups de nageoires – sont-elles des manifestations de leurs émotions? Sautent-elles pour exprimer de la joie, de la colère ou de la frustration? Les comportements des baleines doivent être interprétés avec prudence. En effet, les humains ont tendance à attribuer des intentions et des émotions humaines aux animaux (et mêmes aux objets!). C’est ce qu’on appelle de l’anthropomorphisme, une tendance souvent redoutée par les éthologistes, des scientifiques qui étudient le comportement animal. Par exemple, les chants des rorquals à bosse sont souvent dits plaintifs ou mélancoliques. Toutefois, ce sont des sons utilisés par les mâles pendant la saison de reproduction. Les femelles ont donc possiblement une tout autre interprétation de ces chants de séduction!
Malgré cela, certains éthologistes prônent l’anthropomorphisme, lorsqu’utilisé à bon escient : «Doter les animaux d’émotions humaines a longtemps été un tabou scientifique. Mais si nous ne le faisons pas, nous risquons de passer à côté de quelque chose de fondamental, concernant les animaux et nous», a écrit le primatologue Frans de Waal.
En effet, difficile de ne pas faire de parallèle entre le deuil chez l’humain et les nombreux cas de baleines qui ont gardé près d’elles la carcasse de leur veau pendant plusieurs jours. D’ailleurs, l’anthropomorphisme dans le traitement médiatique de telles histoires favoriserait la sympathie du public, ce qui pourrait améliorer les efforts de conservation.
On connait aussi de nombreux exemples de baleines qui semblent agir par compassion. Les rorquals à bosse sont même connus pour aider des individus d’autres espèces à s’échapper des épaulards qui les pourchassent.
Un cerveau émotif
D’autres champs de recherche s’intéressent aux émotions animales, notamment celui des neurosciences. En étudiant des cerveaux prélevés sur des carcasses de baleines, des chercheurs ont trouvé des neurones de von Economo, un type de cellules nerveuses associé au traitement d’émotions complexes. Ces neurones avaient été documentés uniquement chez les humains, certains grands singes et les éléphants. Pour l’instant, ils ont été observés chez les baleines à bosse, rorquals communs, cachalots, épaulards, grands dauphins, dauphins de Risso et bélugas.
Baleines, singes et éléphants sont assez éloignés sur l’arbre du vivant, ce qui fait dire aux scientifiques que l’apparition de ces «neurones émotifs» s’est faite indépendamment sur chacune de leur branche. Tous ces animaux ont un point en commun, celui de la vie en société, ce qui pourrait expliquer la nécessité de tels neurones.