Quelle est la valeur d’une baleine? Selon une étude réalisée par le Fonds Monétaire International (FMI) en 2019, une grande baleine vaudrait deux millions de dollars! Mais pourquoi prendre le temps de chiffrer ce que vaut un être vivant, comment s’y prend-on, et quel est l’intérêt de cet exercice?
Les spécialistes de l’économie de l’environnement peuvent évaluer la valeur monétaire des services écosystémiques, soit la valeur économique des bénéfices que l’humain retire de la nature. Ils sont aussi en mesure d’estimer la valeur d’un organisme vivant aussi complexe qu’une baleine en évaluant le cout de ses services contribuant au bien-être humain. L’objectif est souvent de répondre à la question : combien l’humain devrait-il dépenser pour compenser la perte des services offerts par un écosystème? En ce qui concerne les baleines, le stockage de carbone et le tourisme lié à leur observation peuvent être considérés comme des services auxquels on peut associer une valeur.
Des puits de carbone et des vedettes marines
Les baleines jouent un rôle important dans l’écosystème planétaire, notamment pour le stockage du carbone. En effet, les baleines favorisent la croissance du phytoplancton grâce à leurs excréments qui contiennent une grande quantité de fer et d’azote. Tel un engrais dans un sol pauvre, les excréments des baleines enrichissent l’océan de nutriments. Dans les régions chaudes de l’océan, l’azote et le phosphore sont présents en quantité limitée, alors que dans les régions froides, c’est plutôt le fer qui est un facteur limitant de la croissance du phytoplancton. Lorsque la baleine se déplace verticalement dans la colonne d’eau pour respirer et horizontalement pour migrer, elle relocalise une grande quantité de nutriments nécessaires à la croissance de ces microorganismes, des phénomènes appelés respectivement pompe et tapis roulant de la baleine. Or, la majorité du phytoplancton fait de la photosynthèse et peut donc stocker une grande quantité de CO2. À lui seul, le phytoplancton stocke 40% du carbone produit sur notre planète, ce qui équivaut à la captation de carbone de 1,7 trillion d’arbres!
D’autre part, chaque être vivant accumule du carbone au cours de sa vie, puisqu’il est à la base des molécules complexes. Les baleines, qui ont une grande taille et qui vivent très longtemps, en accumulent donc une grande quantité, qu’elles emportent avec elles au fond de l’océan lorsqu’elles meurent. Chaque grande baleine séquestre en moyenne 33 tonnes de CO2 à l’extérieur de l’atmosphère, soit l’équivalent de la séquestration de carbone d’environ 1500 arbres en une année.
Finalement, les autres contributions économiques importantes des baleines sont l’amélioration de la pêche grâce au recyclage des nutriments qu’elles favorisent et le tourisme d’observation des baleines. Ces dernières composantes sont tout aussi importantes à considérer dans la valeur économique associée à une baleine que le fait qu’elle constitue un puits de carbone.
Un argument pour leur protection
Pourquoi faire un tel calcul? Un avantage de cette pratique est qu’elle permet de sensibiliser le grand public à l’importance d’une espèce en particulier et aux bénéfices de la nature en général. L’utilisation d’un indicateur économique de la contribution de la Nature permet aussi de faire valoir des principes de justice sociale et d’équité intergénérationnelle pour assurer sa protection à long terme. Le calcul d’une valeur économique associée à un phénomène écologique peut ainsi servir d’argument et d’aide à la décision quant au financement de la protection, de la gestion ou de la restauration d’une composante d’un écosystème.
Dans le cas des baleines, leur gestion et leur protection sont complexes, puisqu’elles sont considérées comme des biens publics internationaux à cause de leurs migrations à travers le globe. Montrer que les bénéfices de leur protection dépassent largement les couts associés constitue un argument favorable à l’instauration de nouvelles mesures de conservation ou de compensation.
L’oublie de leur valeur intrinsèque?
Jérôme Dupras, professeur au Département des sciences naturelles de l’UQO et chercheur à l’Institut des sciences de la forêt tempérée (ISFORT), reste critique par rapport au calcul d’une valeur strictement économique d’une baleine. Cet expert en économie écologique soutient que les espèces possèdent une valeur intrinsèque et relationnelle et que toutes ces valeurs constituent aussi des arguments pour leur gestion et leur protection. «Par exemple, je ne suis pas certain qu’il soit sain de donner une valeur économique à une espèce menacée, puisque ce n’est pas sa valeur économique, mais plutôt des valeurs beaucoup plus larges qui devraient déterminer pourquoi on devrait protéger une espèce ou non, témoigne-t-il. Le risque est d’instrumentaliser un animal, de résumer un individu à sa valeur économique».
En plus des enjeux économiques, il importe de ne pas négliger les indicateurs d’accessibilité sociale et les enjeux éthiques. Dans le cadre de sa recherche à propos des interactions entre des interventions humaines et la Nature, Jérôme Dupras s’intéresse à la valeur économique totale, qui inclut des valeurs concrètes et tangibles, mais également les valeurs intangibles de legs aux générations futures.
Faire l’exercice de considérer toutes les interactions d’une baleine avec le monde qui l’entoure permet de réaliser l’importance de protéger les membres de son espèce. Mais attribuer un prix à une baleine représente tout un défi, puisqu’elle possède aussi une valeur intrinsèque, une valeur inestimable.