Depuis 2015, les baleines noires de l’Atlantique Nord font un retour marqué dans le Saint-Laurent, un lieu qu’elles ne fréquentaient pas en grand nombre depuis plus d’un siècle.

Elles y viennent pour s’alimenter et pratiquer des activités sociales, se regroupant parfois. Selon la Station de recherche des Îles Mingan, cette tendance est en augmentation ces dernières années. Ce phénomène est-il temporaire ou expose-t-il un changement plus profond? À la suite de la première partie de ce dossier sur la chasse aux baleines noires dans le Saint-Laurent, repartons à la rencontre de ces douces géantes des océans.

Lacunes historiques et scientifiques

Après l’interdiction internationale de la chasse aux baleines noires de l’Atlantique Nord en 1935, certaines personnes pensaient l’espèce éteinte. Dans les années 1950, des scientifiques du Woods Hole Oceanographic Institution ont toutefois aperçu plusieurs individus au large du Massachusetts et débutent le suivi de l’espèce dès 1980. On ne dispose donc que de peu de données scientifiques sur les lieux d’alimentation importants des baleines noires avant cette époque.

Historiquement, au Canada, on pense que les baleines noires fréquentaient les eaux du golfe du Saint-Laurent, le détroit de Belle-Isle, la côte du Labrador et les grands bancs au large de Terre-Neuve jusqu’à leur quasi-disparition au début du siècle dernier. Étant donné les faibles populations et taux de signalements dans ces régions, il est difficile de confirmer si cette espèce occupait encore ces zones au 20e siècle ou si son aire de répartition s’était rétrécit.

À la recherche des copépodes dans le Saint-Laurent

Lors de leur migration saisonnière pour s’alimenter, les baleines noires suivent leur nourriture. Elles s’alimentent principalement de copépodes calanus finmarchicus ainsi que des copépodes pseudocalanus et centropages. L’abondance de copépodes décroit drastiquement avec le réchauffement des eaux, surtout dans le golfe du Maine. C’est l’hypothèse principale pour expliquer pourquoi la baleine noire se déplace dans d’autres habitats d’eau froide, comme le Saint-Laurent et pourquoi elle visite de moins en moins la Baie de Fundy, habitat essentiel pour l’espèce, depuis plus d’une dizaine d’années.

Cette baleine semble aussi changer de préférence alimentaire, et cherche maintenant les copépodes calanus hyperboreus, une espèce arctique que l’on retrouve dans le golfe du Saint-Laurent, plus particulièrement au sud dans la vallée marine de Shediac. Avec les changements de répartition des proies et des conditions océaniques, les baleines noires pourraient possiblement aller plus au nord, jusque dans la province de Terre-Neuve-et-Labrador… d’autres territoires ancestraux de cette espèce.

Nouvelles observations, vieilles traditions

Malgré quelques exceptions, la surveillance de cette espèce s’est principalement recentrée depuis 2015 sur la vallée marine de Shediac. Dans le secteur de Mingan et de Sept-Îles, le MICS ne dénombrait aucun individu avant 2015. En 2016 et 2023, ce sont 40 individus qui ont été identifiés, et 27 en 2024!

Delphine Durette-Morin est une associée de recherche au Canadian Whale Institute (CWI), un organisme chargé de la surveillance des baleines noires de l’Atlantique Nord dans les eaux canadiennes. Elle explique qu’environ 40 % de la population totale de cette espèce a été vue dans le golfe du Saint-Laurent ces dernières années. « Le CWI observe environ les mêmes individus chaque année, dont des paires mères-veaux, dit-elle. Hypothétiquement, cela pourrait signifier qu’à chaque migration, les baleines noires dans le Saint-Laurent transmettent à leur progéniture l’emplacement des lieux d’alimentation qu’elles privilégient. »

La chasse des siècles passés, et la perte d’une partie de la population, pourraient avoir entrainé une perte de culture. Cette route migratoire ne s’est peut-être pas transmise et fut oubliée avec le temps. Les baleines noires redécouvrent-elles leur chemin jusque dans ce territoire ancestral grâce à l’apprentissage culturel?

Ce retour marqué sur des territoires ancestraux est visible ailleurs dans l’Atlantique Nord. Des habitats considérés essentiels ont disparu et d’autres émergent. Le bassin Jordan, situé au milieu du golfe du Maine, est abandonné depuis dix ans alors qu’on le percevait comme une aire de reproduction hivernale pour la baleine noire. Au contraire, la baie de Cape Cod accueille un nombre grandissant d’individus toute l’année. De même, les eaux du sud du Nantucket et de Martha’s Vineyard sont devenues des zones d’alimentation favorites des baleines noires pendant l’hiver et au printemps. Le Mid-Atlantic Bight, qui s’étend du Massachusetts à la Caroline du Nord, semble aussi attirer ces colosses.

Selon le Plan canadien de rétablissement de la baleine noire publié en 2000, peu d’individus fréquentaient les environs de l’île Grand Manan avant les années 1980. Par la suite, les baleines se sont mises à passer l’été en plus grand nombre dans la baie.

Entre fin juillet et début aout 2024, les scientifiques du New England Aquarium ont identifié 82 individus en grands groupes au sud de Long Island. Il s’agit de près du quart de la population totale de l’espèce, estimée à moins de 360 individus. Pour Katherine McKenna, du centre de recherche Anderson Cabot, cette agrégation, sur plusieurs mois et en plein été, dans le milieu de l’Atlantique reflète l’adaptabilité constante des baleines noires de l’Atlantique Nord aux changements des conditions océaniques. De même, en février 2024, 31 baleines noires ont été aperçues dans le Grand chenal Sud, une aire d’alimentation printanière qui voit pourtant une diminution de l’occurrence des baleines noires.

Le sud de la Nouvelle-Angleterre n’est pas un nouvel habitat pour les baleines noires. Dans une étude, des scientifiques rapportent qu’au 17e siècle « les premiers baleiniers chassaient les baleines franches […] au large de Nantucket et de Martha’s Vineyard, ainsi que dans d’autres zones au large de la Nouvelle-Angleterre (Rhode Island, Connecticut et Long Island, New York) ». L’usage des eaux au sud du Nantucket fluctuait aussi à l’époque. Considéré comme un corridor migratoire, cet habitat était principalement important au printemps et en hiver. Les baleines noires étaient aussi chassées dans le Saint-Laurent. Ces habitats auraient pu être désertés en conséquence de cette chasse à outrance.

Les baleines noire en Atlantique est

Actuellement, une infime partie de la population initiale des baleines noires survit. Cette espèce était présente dans tout l’Atlantique Nord, du Groenland à la côte nord-ouest de l’Afrique, mais depuis les années 20, les observations dans l’Atlantique Est sont sporadiques. Depuis les années 90, plusieurs individus considérés « hors secteur » ont été observés en Irlande, en Espagne, à Terre-Neuve, et même aux îles Açores.

En 2019, Mogul, un jeune mâle de 11 ans, déjà vu en Islande, a été observé en France dans la baie de Biscaye, le lieu historique de chasse des baleiniers basques! Un autre individu y a aussi été vu en 2020 tandis que l’année suivante, une mère et son veau ont été observés au large des îles Canaries. L’âge du veau, un nouveau-né, indiquerait que des individus s’accouplent peut-être du côté de l’Europe et de l’Afrique alors qu’on les pensait disparues de ce côté de l’Atlantique Nord depuis un siècle!

Nouvelles trouvailles, nouvelles batailles

Le retour de baleines noires en petit et grand nombre, solitaires ou groupées, amène son lot de problèmes. Le golfe du Saint-Laurent abrite une immense route maritime, fréquemment empruntée par des cargos.

L’importance de l’industrie de la pêche, comme la pêche au crabe et au homard, ainsi que l’accès aux Grands Lacs, constituent des menaces omniprésentes. Outre le fait que le trafic maritime et les engins de pêche provoquent un haut taux de mortalité, ils entrainent aussi des menaces sublétales. Les collisions et les empêtrements non-mortels, ou encore le stress chronique qui est souvent relié à la pollution sonore, ont d’importants coûts énergétiques. Ils peuvent affecter la durée de vie, le développement, la fertilité et le comportement d’une baleine.

Les changements dans les habitats favoris des baleines noires compliquent l’efficacité des mesures de conservation en place. Un petite population aura plus de difficulté à trouver les zones denses de zooplanctons et à communiquer dans un environnement bruyant à cause des activités humaines. C’est ce que les scientifiques appellent le déficit d’adaptation.

Le défi principal des scientifiques dans le Golfe du Saint-Laurent est l’immensité du territoire à couvrir, tâche impossible avec les moyens actuels. « Le montant de surveillance qu’on effectue en ce moment est minime, explique Delphine Durin-Morette. Il nous faut choisir entre surveiller les aires d’agrégations où elles sont, ou alors surveiller là où elles pourraient être présentes, mais de manière plus dispersée ».

Actuellement, l’acoustique reste le seul moyen de détecter ces baleines de façon continue, car la surveillance visuelle est limitée par les heures de lumière et les conditions météorologiques. De plus, les baleines noires de l’Atlantique Nord ne se rendent plus forcément dans les zones où elles sont protégées de manière statique et permanente, comme dans la Baie de Fundy. À nous de nous adapter à leur présence pour mieux les protéger.

Il est possible que ces géantes reprennent petit à petit des territoires bien connus à la recherche de nourriture. Le cas des baleines noires devrait être une leçon pour comprendre que les impacts de la chasse ont des conséquences qui perdurent dans le temps. Toutefois, ce cétacé tente de s’adapter tant bien que mal aux changements qui occurrent dans son environnement, et nous donne de l’espoir pour sa capacité de rétablissement future.

Pour en savoir plus :

  • L’équipe de rétablissement de la baleine noire. Plan canadien de rétablissement de la baleine noire de l’Atlantique Nord. Septembre 2000.
  • Krauus, Scott, Marilyn Marx, Heather Pettis, Amy Knowlton et Ken Mallory: The North Atlantic Right Whale Disappearing Giants
Actualité - 20/11/2024

Thalia Cohen Bacry

Thalia Cohen Bacry est rédactrice scientifique pour le GREMM après avoir été naturaliste en 2023. Diplômée de UBC, elle a complété une maîtrise en études internationales à l’Université Laval et poursuit un apprentissage dans plusieurs domaines, dont la géographie, les sciences politiques et le comportement animal. Fascinée depuis toujours par la protection de l’environnement, elle a grandi en Savoie, entourée des lacs et des montagnes, avant d’immigrer au Canada et de découvrir des espaces encore plus grands et plus sauvages. Intrépide, curieuse, et persévérante elle aime apprendre, observer, et analyser afin de sensibiliser à la sauvegarde de nos océans et ainsi contribuer à leur protection.

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