En scrutant d’un œil prospecteur les vastes eaux poissonneuses du Saint-Laurent, tout observateur ou toute observatrice peut arriver à une question bien simple. Une question essentielle pour identifier la baleine qui prendra bientôt une grande bouffée d’air sous ses yeux. Pourquoi certains cétacés ont-ils des nageoires dorsales alors que d’autres en sont démunis?

En réalité, la raison de la présence ou de l’absence d’une nageoire dorsale sur le dos des cétacés n’est pas aussi évidente que le dos d’un béluga dans les eaux sombres de l’estuaire laurentien. Et, bien que l’explication complète dépende de multiples facteurs évolutifs et présents, il est quand même possible de trouver quelques explications. De la cohabitation avec les glaces aux enjeux de régulation thermique, des comportements aux pressions sociales, sans compter le compromis entre vitesse et manœuvrabilité, plusieurs éléments façonnent les dorsales.

Entre femelles et glaces

Si certains cétacés ont d’énormes dorsales en comparaison avec la taille de leur corps, d’autres en ont de plus petites, et certaines espèces en sont carrément dépourvues. Ainsi, la diversité des dorsales est un continuum passant d’imposantes à inexistantes.

Chez l’épaulard, la taille de la dorsale est poussée à l’extrême. C’est la plus grande de toutes les espèces de cétacés et sa taille varie selon le sexe. Chez les mâles, la nageoire est bien plus grande que chez les femelles. Une différence dont la cause n’est pas encore bien expliquée, mais qui pourrait résulter de la préférence sexuelle des femelles ou d’autres pressions sociales ou écologiques.

Chez le narval, la nageoire dorsale est complètement absente. Une caractéristique qui trahit l’habitat arctique de l’espèce. Les étendues d’eau arctiques sont souvent recouvertes de banquises ou de glaces flottantes sous lesquelles il est plus facile de naviguer sans dorsale.

Entre vitesse et manœuvrabilité

Dans le monde des dorsales de cétacés, la présence de la nageoire engendre un compromis important entre vitesse et manœuvrabilité.

Chez les espèces à grande dorsale, la stabilité durant la nage est plus élevée. Cela leur permet d’atteindre de plus grandes vitesses de nage tout en limitant leur capacité à prendre des tournants serrés. Les espèces de dauphins vivant au large des côtes, comme le dauphin à flancs blancs de l’Atlantique Nord, présentent une belle figure de cas. Ce sont des cétacés qui peuvent atteindre des vitesses de nage impressionnantes, utiles pour chasser des bancs de poissons. De plus, leur usage de stratégies de chasse en groupe ou, parfois, en présence d’autres cétacés, peut leur permettre de compenser leur plus faible manœuvrabilité.

 

À l’opposé, les espèces à petite ou sans dorsale voient leur stabilité diminuer et, avec elle, leur capacité d’atteindre de grandes vitesses. Ce ralentissement est tout de même compensé par une plus grande agilité. Une caractéristique mieux adaptée au mode de vie des cétacés qui habitent des milieux plus difficiles à naviguer comme les rivières, les estuaires ou les eaux côtières. Chez les dauphins de rivière, comme le dauphin rose de l’Amazonie, c’est la manœuvrabilité qui les aide à chasser, principalement de façon solitaire, au travers des bras de rivière étroits, des obstacles sous-marins, ou même au travers des forêts dans les zones riveraines inondées.

Entre chaleur intérieure et froidure extérieure

La dorsale peut aussi représenter un outil additionnel dans la régulation de la température corporelle des cétacés. Une espèce à dorsale peut réguler, à l’aide d’un système d’échange de chaleur à contre-courant, la température de son sang artériel coulant dans cette nageoire dépourvue de graisse. Cela lui permet d’éliminer, quand le sang est plus chaud, ou de conserver, quand il est plus froid, la chaleur selon les nécessités du moment.

Le globicéphale noir est une espèce à grande dorsale qui se nourrit de calmars et de poissons. Pour ce faire, il s’engage régulièrement dans des chasses rapides et actives. Il est intéressant pour lui de pouvoir réduire sa température corporelleafin d’éviter la surchauffe. De plus, cette espèce s’observe des eaux tempérées à subpolaires. Cette répartition la pousse donc à être exposée à des eaux de températures assez variées, la nageoire dorsale pouvant ici aussi s’avérer un outil de régulation thermique important.

La baleine grise du Pacifique est une autre espèce qui, un peu comme le globicéphale noir, se retrouve entre eaux chaudes et froides. Elle est toutefois dépourvue de dorsale. Dans son cas, les capacités thermorégulatrices de cette nageoire ne se révèlent probablement pas aussi importantes que celles du globicéphale, car sa technique d’alimentation, par succion des sédiments marins, est beaucoup moins active. De plus, il semble que le contact entre les eaux froides et l’intérieur de son énorme cavité buccale, en période d’alimentation, lui offrent une autre solution pour réguler sa température corporelle.

Entre Arctique et Saint-Laurent

Le béluga possède une crête dorsale qui, comme chez les autres cétacés vus précédemment, lui est bien utile. Chez cette espèce des eaux froides, la perte de chaleur dans l’environnement est un plus grand enjeu que chez le globicéphale noir. L’absence d’une dorsale lui permet donc de minimiser les pertes thermiques. Une dorsale diminuerait sa capacité à naviguer à travers les glaces et l’empêcherait, contrairement à la crête dorsale, de défoncer la glace sans se blesser. De plus, durant l’alimentation estivale du béluga, souvent côtière ou estuarienne, l’absence de dorsale et sa tête mobile, permettent au béluga d’avoir une manœuvrabilité accrue et, ainsi, facilitent ses périodes de chasse mouvementées.

Pour en savoir plus

  • (1997) Fish, F.E. Biological designs for enhanced maneuverability : analysis of marine mammal performance (États-Unis). Tenth International Symposium on Unmanned Untethered Submersible Technology : Special Session on Bio-Engineering Research to Autonomous Underwater Vehicles : 109-134.
  • (1999) Noren, D. P., Williams, T. M., Berry, P. et Butler, E. Thermoregulation during swimming in bottlenose dolphins, Tursiops truncatus (Bahamas). Journal of comparative physiology B 169 : 93-99. 
  • (2007) Werth, A. J. Adaptations of the Cetacean Hyolingual Apparatus for Aquatic Feeding and Thermoregulation (États-Unis). The Anatomical Record 290 : 546 – 568.
  • (2015) Webber, M. A., Jefferson, T. A. et Pitman, R. Marine Mammals of the World A comprehensive Guide to their Identification (États-Unis).
  • (2018) Mesnick, S. et Ralls, K. Sexual dimorphism (États-Unis). Encyclopedia of Marine Mammals 3 : 848 – 853.
Les baleines en questions - 1/9/2022

Sami Jai Wagner-Beaulieu

Sami Jai Wagner-Beaulieu contribue à l’étude des cétacés avec Réseau d’Observation des Mammifères Marins depuis 2020. Depuis son enfance, il apprécie côtoyer ces êtres aquatiques et c’est pour leur conservation qu’il a effectué des études en biologie aux quatre coins du monde. Il s’intéresse particulièrement à l’écologie des espèces peuplant les eaux laurentiennes.

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