Deux projets de développement de terminaux maritimes pourraient tripler le trafic maritime dans le fiord du Saguenay et entrainer une augmentation de 10% du trafic dans le reste de l’habitat essentiel du béluga du Saint-Laurent. L’Agence canadienne d’évaluation environnementale (ACEE) a déposé en juillet dernier son rapport sur un des deux projets, celui d’un terminal maritime en rive nord du Saguenay. Dans son rapport, l’ACEE conclut que «compte tenu de l’application des mesures d’atténuation, le projet n’est pas susceptible de causer des effets cumulatifs importants sur le béluga du Saint-Laurent [dans la zone de construction ni] dans la zone élargie».

Dans le cadre de cette évaluation, Pêches et Océans Canada a été consulté. Des spécialistes des bélugas au sein du ministère ont répondu à des questions précises sur les risques liés à l’augmentation du trafic maritime et les mesures d’atténuation des impacts possibles pour le projet évalué par l’ACEE et un deuxième, celui d’un terminal maritime du côté de La Baie, du côté de la rive sud du Saguenay. Dans leur «Réponse des Sciences», les spécialistes concluent que les risques d’effets négatifs entrainés par l’exploitation présumée des deux nouveaux terminaux, notamment le dérangement par le bruit, sont bien réels.

Comment s’y retrouver? L’équipe de Baleines en direct a lu attentivement la «Réponse des Sciences» et vous en offre un résumé.

Le trafic maritime, le bruit et les bélugas

Pour plusieurs espèces et populations, le trafic maritime et le bruit chronique qui y est associé font partie des menaces limitant leur rétablissement. Le bruit lié aux activités humaines est considéré comme une forme de dégradation de l’habitat. La «Réponse des sciences» de Pêches et Océans Canada l’illustre bien : «L’univers des bélugas et autres cétacés étant hautement acoustique, les effets du trafic maritime se traduisent par un rétrécissement dans le temps et l’espace de leur monde, que l’on appelle leur espace acoustique. La diminution de cet espace peut se traduire en des pertes d’opportunité, que ce soit de se nourrir ou de le faire efficacement, de détecter des congénères ou communiquer avec eux, ou encore de détecter des dangers. Une interférence occasionnelle avec ces fonctions vitales n’est pas susceptible d’avoir des effets à long terme sur la reproduction ou la survie. C’est la répétition de ces pertes d’opportunités, lorsque cumulées sur plusieurs jours ou durant des périodes cruciales du cycle annuel, qui peut mener à des répercussions mesurables sur les paramètres vitaux.»

Les bélugas, tout comme les autres odontocètes, utilisent les sons pour communiquer et pour sonder leur environnement, autant pour s’orienter que pour se nourrir, par l’écholocalisation. Or, les fréquences audibles par les bélugas et les fréquences des sons qu’ils peuvent produire entrent en compétition avec les bruits liés à la navigation. Cela peut se traduire en un masquage de l’audition, de la communication ou de l’écholocalisation et, dans des cas extrêmes, par des dommages à l’oreille interne causant la surdité temporaire ou permanente. Les cas de surdités sont plutôt liés à des bruits impulsionnels (des relevés sismiques par exemple ou l’utilisation de sonar militaire). Bonne nouvelle, les niveaux sonores qui pourraient causer la surdité à long terme ne sont jamais atteints dans l’habitat du béluga du Saint-Laurent, explique les chercheurs de Pêches et Océans Canada, «même au centre névralgique de circulation maritime à l’embouchure du fjord où les traversiers opèrent continuellement ainsi que la flottille d’écotourisme pendant le jour».

Néanmoins, le dérangement des bélugas du Saint-Laurent et le masquage de leur communication et de leur écholocalisation peuvent avoir des effets sur ces baleines lors du passage des navires, et ce, à des kilomètres de distance. Comment mesurer l’effet de ces passages? Les chercheurs utilisent comme indicateurs la fréquence et la durée des cooccurrences, c’est-à-dire de la présence des navires et des bélugas dans un secteur où les bruits de navigation peuvent impacter les baleines. Les chercheurs de Pêches et Océans Canada précisent que «Le bruit peut donc réduire l’espace acoustique des animaux spatialement et temporellement, ce qui peut forcer les animaux à canaliser leurs fonctions vitales durant les périodes moins bruyantes ou à les restreindre à des secteurs moins étendus.»

Dans le Saguenay et dans l’estuaire, des impacts possibles

Mais revenons aux deux projets analysés par Pêches et Océans Canada et à l’augmentation du nombre de passages qui y sont liés. La conclusion de la «Réponse des sciences» est que : «ces augmentations de trafic sont susceptibles de nuire à la communication et à l’écholocalisation des bélugas, en augmentant de 2 à 5 % le pourcentage du temps où des effets potentiels sur des fonctions vitales pourraient survenir. Dans certains secteurs comme l’embouchure du Saguenay ou le chenal nord de l’estuaire, cette augmentation se cumule à celles générées par le fort volume actuel de trafic qui, de 39 à 46 % du temps, peut déjà avoir des effets sur la communication ou l’écholocation des bélugas.»

Toujours selon les scientifiques de Pêches et Océans Canada, «ces estimés suggèrent que l’accroissement du risque avec l’augmentation de la navigation, bien que non négligeable pour la communication et l’écholocation pour les individus fréquentant le Saguenay, est faible pour la population de l’estuaire du Saint-Laurent dans son ensemble parce qu’en moyenne une faible proportion de la population se retrouve à un instant donné dans le fjord par rapport au reste de l’habitat.» Les chercheurs rappellent toutefois que les projets à l’étude augmenteront également le trafic donc l’exposition des bélugas de près de 10% dans l’estuaire du Saint-Laurent, là où se retrouve le reste de la population.

«On ne peut exclure des risques élevés compte tenu de l’état actuel de la population en déclin pour laquelle le bruit a été identifié comme un des facteurs de risques.»

Dans leur réponse, les chercheurs précisent que toute l’information nécessaire pour une évaluation complète de ce trafic additionnel sur le béluga n’est pas encore disponible. Dans le contexte où la population est déjà en déclin et subit des pressions anthropiques et naturelles multiples, ils mettent en garde: «On ne peut exclure des risques élevés compte tenu de l’état actuel de la population en déclin pour laquelle le bruit a été identifié comme un des facteurs de risques.» Plus loin, ils ajoutent : «Augmenter la pression anthropique dans cette portion de l’habitat présente un risque accru de nuire au rétablissement de la population». Il souligne enfin que ces projets iront à l’encontre des objectifs du plan de rétablissement adopté en 2012 et des mesures récemment proposées pour réduire l’effet des stresseurs d’origine anthropique.

Peut-on atténuer l’augmentation des effets du trafic maritime?

Les chercheurs de Pêches et Océans Canada ont aussi été appelés à proposer des mesures d’atténuation pour les deux projets proposés. S’ils soulignent d’entrée de jeu que «Les mesures les plus efficaces de mitigation demeurent l’évitement», ils proposent d’inclure l’utilisation des voies terrestres, le couplement des transports avec les navires de Rio Tinto pour Arianne Phosphate, des restrictions spatiales et temporelles en fonction des secteurs et périodes d’utilisation intensives par les bélugas, le design de bateaux moins bruyants ou même des mesures compensatoires comme la réduction des bruits déjà présents pour pouvoir réduire l’impact de l’introduction de nouvelles sources. Les auteurs de la «Réponse des Sciences» avertissent que tous ces scénarios requerraient un suivi à long terme pour mesurer leur efficacité.

Dans leur analyse, les chercheurs de Pêches et Océans Canada rappellent que «la préservation d’habitats hautement fréquentés, mais peu insonifiés [peu bruyant] permet d’offrir aux animaux des fenêtres spatiales et temporelles pour effectuer efficacement leurs activités». Ils précisent que «les habitats de la rive sud et du Saguenay sont actuellement peu insonifiés compte tenu du faible niveau de navires circulant actuellement dans ces secteurs.»

Appel à la patience et la prudence

Étant donné le nombre important de projets présentement à l’étude et susceptibles d’accroitre le trafic maritime dans l’habitat essentiel des bélugas, le GREMM recommandait à l’ACEE en 2016 «d’accélérer la production d’un portrait global du bruit ambiant et de la propagation de bruit dans l’ensemble de l’habitat essentiel des bélugas en vue d’identifier s’il existe des refuges acoustiques et comment ceux-ci peuvent être protégés». Toujours selon de GREMM, «ces informations sont indispensables pour mettre sur pied une stratégie effective pour assurer la protection des bélugas du Saint-Laurent et évaluer l’impact et l’acceptabilité des projets comme celui de l’implantation d’un terminal maritime en rive nord du Saguenay».

Ces souhaits sont en voie de réalisation. Des outils sont en cours de développement pour mieux évaluer l’impact du bruit sur les individus bélugas ainsi que sur les différentes communautés de bélugas (celles qui fréquentent le Saguenay ou celles qui fréquentent la rive sud, par exemple). Le Gouvernement du Québec a récemment annoncé son soutien financier au développement d’un simulateur du transport maritime et de la présence des mammifères marins par l’équipe de Clément Chion de l’Université du Québec en Outaouais, tandis que l’équipe du chercheur Yvan Simard de Pêches et Océans Canada, avec le soutien du Plan de Protection des océans du gouvernement du Canada, travaille à développer un modèle sur la diffusion des sons dans l’habitat essentiel des bélugas en lien avec l’utilisation du territoire par les bélugas. Ces modèles permettront de prendre en compte l’ensemble des projets proposés, incluant les mesures d’atténuation, pour mesurer leurs effets cumulatifs. Ils permettront également de mieux comprendre où des refuges acoustiques seraient le plus bénéfiques.

Yvan Simard de Pêches et Océans Canada rappelle que «pour répondre à des questions, il faut faire des mesures, il faut avoir des données. Les gens pensent que l’on connait tout sur tout et partout, alors qu’il reste encore beaucoup d’éléments à mesurer. Et ces éléments, on doit les mesurer avec la science, et pas avec des impressions.»

Ainsi, «la patience et la prudence sont de mise dans le développement des activités maritimes», rappelle Robert Michaud du GREMM. «L’augmentation du trafic dans l’habitat essentiel pourrait nuire au rétablissement des bélugas du Saint-Laurent. Les projets de développement ne peuvent plus être évalués à la pièce, on doit examiner l’ensemble des projets. On doit aussi garder en tête la préservation d’habitats qui sont encore aujourd’hui peu perturbés. Le maintien de refuges acoustiques pourrait être salutaire pour les bélugas. La protection et le rétablissement des bélugas, c’est l’affaire de tous, et c’est un projet à long terme.»

Actualité - 31/8/2018

Marie-Ève Muller

Marie-Ève Muller s’occupe des communications du GREMM depuis 2017 et est porte-parole du Réseau québécois d'urgences pour les mammifères marins (RQUMM). Comme rédactrice en chef de Baleines en direct, elle dévore les recherches et s’abreuve aux récits des scientifiques, des observateurs et observatrices. Issue du milieu de la littérature et du journalisme, Marie-Ève cherche à mettre en mots et en images la fragile réalité des cétacés.

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