La transmission culturelle est l’hypothèse communément acceptée par la communauté scientifique pour expliquer le déplacement et la transformation des chants de rorquals à bosse à travers l’espace et le temps. D’après cette théorie, les chants se transmettent lors des contacts entre les populations: les baleines apprennent les chants apportés par leurs voisins. Pour la majorité des chercheurs, la transmission culturelle chez les rorquals à bosse est tellement évidente qu’il leur est inconcevable que ces animaux puissent apprendre et modifier leurs chants autrement, soutient Eduardo Mercado III. Ce dernier, chercheur à l’université d’État de New York à Buffalo et spécialiste en sciences cognitives, pense que les chants ne se modifient pas lors de l’arrivée de chanteurs étrangers, mais seraient plutôt en métamorphose constante. Étudiant particulièrement la mémoire et l’apprentissage auditif, le chercheur s’est d’abord intéressé aux rorquals à bosse parce que ces mammifères sont les seuls, outre les humains, à apprendre et produire de nouveaux sons une fois adultes. C’est en analysant des données préexistantes qu’il a réalisé que la théorie de la transmission culturelle des chants possédait des failles et reposait sur des méthodes d’analyse subjectives ne traduisant pas toujours bien les propriétés des vocalises.

La faille

Pour mener ses recherches, Eduardo Mercado a utilisé des enregistrements de chants préexistants, provenant de trois populations de rorquals à bosse distinctes qui, selon les connaissances actuelles, n’ont aucun contact acoustique, visuel ou physique entre elles. Si, comme le présuppose la théorie de la transmission culturelle, les rorquals à bosse améliorent leurs chants grâce à des innovations créatives et reproduisent ceux des «meilleurs» individus, les chants des différentes populations sans contact devraient normalement évoluer de façon unique, selon la créativité et les habitudes de chacun.

Toutefois, au cours de ses analyses, Eduardo Mercado a découvert qu’un chant produit par des baleines de Porto Rico en 1970 était pratiquement le même que celui chanté par des baleines de l’ile Maui en 2012, et que la majorité des thèmes identifiés par les chercheurs en 1970 se retrouvaient également dans les chants d’une population de rorquals à bosse de Colombie entre 2013 et 2019! Puisqu’il est très improbable que des chants transmis culturellement se transforment de façon identique dans des populations isolées à la fois par la distance et par plus de quarante années, Eduardo Mercado s’est vu contraint de considérer d’autres pistes pour expliquer la modification des chants de baleines au fil du temps.

Transformer des sons en symboles: efficace?

D’après le chercheur, l’hypothèse de la transmission culturelle n’a jamais été mise en doute parce que la méthode utilisée pour arriver à cette hypothèse est subjective et analyse les données d’un point de vue très «humain», qui fait en sorte que la transmission culturelle apparait comme la conclusion la plus évidente. Cette méthode consiste en un procédé de symbolisation. «En gros, on remplace un son ou un groupe de sons par une étiquette», explique Eduardo Mercado. «Par exemple, pendant l’écoute d’un chant, on va nommer un son “le son d’oiseau” parce qu’on trouve qu’il ressemble à celui d’un oiseau. C’est comme ça que les gens analysent les chants depuis toujours.» Les scientifiques traduisent ce qu’ils entendent à l’aide de mots, de lettres, de couleurs ou de symboles.

Cependant, Josephine Schulze, étudiante à la maitrise à l’Université de Saint-Andrews, précise que la méthode s’est complexifiée avec le temps, particulièrement grâce au travail de la chercheuse Ellen Garland. Les chercheurs actuels s’assurent de la validité des similarités qu’ils ont observées entre les sons grâce à des logiciels automatisés qui ont pour tâche de regrouper les thèmes les plus similaires. Les chercheurs peuvent ainsi comparer les résultats obtenus par l’analyse humaine avec ceux obtenus par l’analyse objective, et les ajuster en conséquence.

Jusqu’à présent, les chercheurs utilisant la méthode de symbolisation ont établi que les chants de baleines se produisent selon des cycles plus ou moins longs et se divisent en thèmes, qui eux se divisent en phrases, qui elles se divisent en unités sonores. La majorité des thèmes seraient statiques, et parmi ces thèmes se trouveraient des «thèmes de transitions» où la plupart des transformations auraient lieu. Ainsi, les chants seraient un peu organisés comme une sonate de Beethoven, où on retrouve un thème A, un thème B, et une transition modulante permettant de relier les deux thèmes.

Mesurer les sons pour mieux les comprendre

Selon Eduardo Mercado, cette façon de diviser les chants dissimule certaines caractéristiques des sons qui permettraient d’expliquer leur transformation autrement que par la transmission culturelle. Il a donc choisi une autre méthode d’analyse: au lieu d’étiqueter un son, il mesure ses propriétés acoustiques, comme la fréquence, la durée et la pulsation. «Ainsi, quand j’analyse le chant entier, je ne le découpe pas en petits morceaux, j’obtiens tout simplement une liste de paramètres», dit-il. «Ces paramètres s’expriment en nombres, et moi je crée des images à partir de ces nombres, afin que les gens comprennent ce dont je parle.» Josephine Schulze, de son côté, fait remarquer que les procédés entièrement automatisés risquent de ne pas prendre en considération certains détails acoustiques complexes.

La nouvelle méthode d’Eduardo Mercado lui a permis d’observer l’évolution des chants sous un nouvel angle: il a pu voir les changements acoustiques se produire les uns après les autres au cours du chant, et a remarqué alors que les mêmes sons se modifiaient légèrement à chaque répétition, donnant éventuellement l’impression d’un son entièrement nouveau (interprété par le passé comme le début d’un nouveau thème, par exemple). D’après ses résultats, les chants se transforment constamment, plutôt que seulement lors de périodes de transition. Aucune unité sonore ne serait complètement similaire à la précédente.

Ainsi, selon Eduardo Mercado, les chants se modifieraient graduellement et constamment, autant à l’échelle d’une chanson qu’à travers les années. Cependant, la métamorphose des chants n’est pas aléatoire: elle semble prendre des trajectoires déterminées et prévisibles pour qui sait écouter. Mais ça, c’est pour un autre article!

Actualité - 27/7/2021

Frédérique Paré-Bastarache

Amoureuse du fleuve et de la nature, Frédérique a rejoint l’équipe de Baleines en direct en tant que stagiaire à l’été 2021. Elle vient tout juste de compléter un certificat en création littéraire et s’engagera à l’automne dans des études en littérature. Calme, elle utilise son sens de l’observation pour s’imprégner de ses différents habitats et pour en apprendre plus sur la faune et la flore du Québec. Elle fréquente les régions de Charlevoix et de la Haute-Côte-Nord depuis longtemps; à son avis, il s’agit du plus beau coin du monde, là où la montagne se déverse dans l’estuaire et où les souffles de baleines donnent les directions vers où aller demain.

Articles recommandés

La vie sexuelle des cétacés, au-delà de la reproduction

Un article paru dans les dernières semaines relate une interaction pour le moins inattendue entre deux rorquals à bosse mâles.…

|Actualité 18/4/2024

Hybridation chez les rorquals bleus : encore des mystères à percer

Chassées, menacées, décimées. Les plus géantes de toutes les baleines ont subi les assauts de l’être humain au cours du…

|Actualité 11/4/2024

Meredith Sherrill : un exemple de ténacité pour travailler avec les baleines!

Pour travailler sur les baleines, son parcours s’est tracé entre la Californie, le Michigan, l'Écosse, pour finalement l'amener au Québec!…

|Actualité 7/3/2024