Dans le golfe de l’Alaska, à 913 km de la côte, une bouée flotte au-dessus de 4200 mètres d’eau. Cette bouée, c’est la station océanique PAPA, qui prend depuis 60 ans différentes mesures dans la colonne d’eau. Pour la première fois, des chercheurs utilisent ces données pour étudier une espèce de cétacés, les cachalots.

Ils ont construit un modèle statistique pour expliquer l’influence de l’environnement sur la présence de cachalots dans le secteur, sur le même principe qu’une récente étude de la Station de recherche des iles Mingan (MICS). En comprenant la réponse de ces grands prédateurs aux changements environnementaux dans le golfe de l’Alaska, les chercheurs espèrent pouvoir mieux évaluer l’impact de ces changements sur l’écosystème en général. Les résultats, publiés dans Deep Sea Research, devraient aussi simplifier les futures recherches sur les cachalots.

Plonger l’hydrophone, puis attendre cinq ans

D’abord, il fallait confirmer la présence des cachalots. Pour ce faire, un hydrophone a été installé à une profondeur de 190 mètres à la station océanique PAPA. Entre 2007 et 2012, il a permis de détecter des cachalots, une espèce qui produit une grande variété de sons, parfois très puissants. Pour ne pas devoir écouter des dizaines de milliers d’heures d’enregistrement à la recherche de sons émis par les cachalots, les chercheurs ont programmé l’hydrophone pour qu’il se mette en marche toutes les cinq minutes pour seulement 4,5 secondes à la fois, réduisant ainsi grandement la durée des enregistrements. Par ailleurs, les sons étaient gardés en mémoire seulement lorsqu’une évaluation préliminaire faite par l’hydrophone déterminait que les sons perçus n’étaient pas seulement ceux de la pluie ou du vent. Après ce premier tri, la présence ou l’absence de vocalisations de cachalots était confirmée par une oreille humaine, ainsi que par la lecture d’un spectrogramme, une représentation visuelle du son.

Découvrir la distribution des proies, sans compter les calmars

La présence de cachalots dans le golfe de l’Alaska n’est pas surprenante. Il serait même un lieu de choix. Son fond marin escarpé et ses montagnes sous-marines favorisent la circulation des nutriments soutenant toute la chaine alimentaire, ce qui permet l’abondance de calmars, les proies préférées des cachalots.

Malheureusement pour les chercheurs, il est difficile de déterminer la distribution des calmars, qui ne produisent pas de sons pouvant être perçus par un hydrophone. Encore plus difficile, donc, de la comparer avec celle des cachalots. Ils doivent plutôt se baser sur des données océanographiques qui régulent la productivité des océans, et ainsi celle des calmars : intensité des courants, température de l’eau, stratification de l’océan et concentration en chlorophylle, entre autres.

Associer la présence de cachalots aux données océanographiques

Certaines variables ont été mesurées directement dans l’eau, par la bouée PAPA, alors que d’autres ont été évaluées sur des images satellites. La combinaison de ces deux types de données a permis aux chercheurs d’élaborer un modèle expliquant 51% de la présence de cachalots. Les facteurs prépondérants dans le modèle sont ceux associés aux eaux plus profondes. Pas surprenant pour des animaux qui sont connus pour s’alimenter à de grandes profondeurs.

Comprendre l’influence des changements climatiques

La variable la plus importante dans le modèle est le «contenu thermique des océans», une donnée basée entre autres sur la température de l’eau. Les changements climatiques sont associés à un réchauffement des océans. Quels seront les impacts sur l’écosystème et sur les cachalots ?

Les modèles de changements climatiques prévoient une accentuation des courants et tourbillons vers le golfe de l’Alaska, ce qui favoriserait la croissance des populations de calmars. De plus, le gyre d’Alaska, un grand courant circulaire causé par la force de Coriolis, devrait s’atténuer. En réaction, la pycnocline – une démarcation qui sépare les masses d’eau de densités différentes – devrait remonter, rendant ainsi la couche de surface moins profonde. Les chercheurs estiment que ce changement pourrait amener les proies vers la surface, facilitant ainsi la chasse pour les cachalots.

Les changements environnementaux prévus dans le golfe de l’Alaska seraient donc favorables pour les cachalots. Toutefois, des tendances inverses sont prévues dans des régions tropicales occupées par d’autres cachalots. Cette espèce est connue pour émigrer lorsque son habitat se dégrade et le golfe de l’Alaska pourrait donc accueillir un plus grand nombre de nouveaux individus. Mais dans cette région, les baleines sont exposées à plusieurs menaces, telles que les empêtrements dans des engins de pêche. En effet, on y pratique la pêche à la palangre et les cachalots dérobent les poissons directement sur les hameçons, un comportement appelé déprédation pouvant mener à des empêtrements. Chaque changement dans un écosystème peut donc amener du bon. Et du moins bon.

En savoir plus

  • (2019) Diogou, N., D. M. Palacios, J. A. Nystuen, E. Papathanassiou, S. Katsanevakis, H. Klinck. Sperm whale (Physeter macrocephalus) acoustic ecology at Ocean Station PAPA in the Gulf of Alaska – Part 2: Oceanographic drivers of interannual variability. (Pays-Bas). Deep Sea Research 150 : 1-14.
Actualité - 10/9/2019

Jeanne Picher-Labrie

Jeanne Picher-Labrie a rejoint l’équipe du GREMM en 2019 comme rédactrice à Baleines en direct et naturaliste au Centre d’interprétation des mammifères marins. Baccalauréat en biologie et formation en journalisme scientifique en poche, elle est de retour en 2021 pour raconter de nouvelles histoires de baleines. En se plongeant dans les études scientifiques, elle tente d’en apprendre toujours plus sur la mystérieuse vie des cétacés.

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