Comment savoir si les baleines du Saint-Laurent se portent bien? C’est la mission que s’est donnée l’équipe du Centre d’éducation et de recherche de Sept-Îles (CERSI) en évaluant le bien-être individuel des rorquals communs et des rorquals à bosse dans le golfe du Saint-Laurent. Selon les résultats, il existerait une corrélation entre les cétacés possédant des lésions d’origine humaine et leur capacité à maintenir une bonne condition physique.

Effectuée dans le cadre d’un plus vaste projet, cette étude vise à analyser l’amélioration ou la détérioration de l’état de chair, qui reflète l’état des réserves nutritives, de ces individus. Cela permettrait d’effectuer des modélisations sur les populations et des recommandations sur la protection des cétacés dans le Saint-Laurent.

Toucher avec les yeux !

Anik Boileau, scientifique spécialisée en Sciences du Bien-être animal (éthologie et Sciences vétérinaires) et directrice du CERSI, a évalué entre 2016 et 2020 le bien-être et la santé physique de 50 rorquals à bosse et de 50 rorquals communs afin de valider un indicateur de santé et de bien-être physique. Plus de 6 400 photographies des régions dorsales et caudales des grands rorquals observés dans la région de Sept-Îles ont été prises pour analyser quatre indicateurs de la santé des animaux :

1 – État de chair

2 – Santé globale de l’épiderme (maladies virales, bactériologiques, fongiques)

3 – Prévalence des parasites et des épibiontes comme les diatomées ou les balanes

4 – Blessures physiques d’origines anthropiques (traumatismes physiques causés par les activités humaines comme un empêtrement ou une collision) ou liées à d’autres espèces animales (e.g. épaulards).

Cette première étape vient valider une méthodologie pour évaluer l’état de santé et le bien-être physique des animaux. Il sera utile pour la suite du protocole d’évaluation du bien-être qui inclura d’autres données comme les niveaux de stress et le microbiote contenu dans le souffle.

Minimiser le stress

Le mot d’ordre d’Anik Boileau : être le moins invasif possible pour tenir compte du bien-être de l’animal. Cela est rendu possible grâce à des méthodes de récolte de données à distance comme l’utilisation d’appareils photo très puissants, de caméras infrarouges pour mesurer la température de l’animal au niveau de l’évent, et du relevé du souffle récolté au moyen d’une perche de 16 pieds munie de 6 pétris collés par velcro. Pas si simple d’étudier des géants lorsqu’on est en pleine mer!

Une mine d’informations à l'œil nu

À partir de corrélations entre les statistiques, Anik Boileau et son équipe ont conclu que tous les animaux possédant des lésions d’empêtrement ou de collision avaient un état de chair plus amaigri.

« Les baleines qui ont eu des blessures plus importantes risquent davantage d’être amaigries, même une fois que ces blessures sont bien cicatrisées » explique Anik Boileau, « Il se pourrait que ce traumatisme physique ait engendré un stress chronique qui fait en sorte que les rorquals n’arrivent pas à maintenir un état de chair optimal

Les animaux étudiés qui ne possédaient aucune lésion anthropique étaient quant à eux dotés d’un état de chair optimal.

Concernant les maladies de peau, 68 % des rorquals à bosse étudiés étaient affectés par des nodules cutanés, soient des petites bosses bien délimitées de couleur normale ou grisâtre. 56 % des rorquals à bosse avaient le syndrome de plaques hypopigmentées avec des régions sur le corps allant d’opaques à translucides. La maladie focale pâle, qui s’observe par un amas de petites lésions de couleur blanche ou grise, était présente chez 56 % des rorquals communs et 48 % de rorquals à bosse. La maladie focale foncée, caractérisée par des lésions cutanées rondes et foncées, a été observée chez 32 % des rorquals communs et 16% des rorquals à bosse.

Quant aux épibiontes – ce sont des organismes tels que les diatomées et les balanes qui se servent des baleines comme substrat – et les parasites, comme les lamproies et les squalelets féroces (des petits poissons mangeurs de chair), ils ont un impact sur la santé de la peau et sur les maladies de peau. Néanmoins, ils ne semblent avoir aucun effet considérable sur l’état de chair de l’animal.

L’équipe de CERSI a aussi établi une nouvelle appellation de lésions jusqu’ici non documentées : les papules cutanées. Ces papules ressemblent à une réaction allergique. On les retrouve chez 16 % des rorquals à bosse contre seulement 2 % de rorquals communs!

Une approche qui donne matière à réflexion

L’étude est novatrice, car elle vient en complément à l’approche traditionnelle de la conservation au Québec. C’est la première dans le Saint-Laurent qui est faite au niveau de l’analyse des lésions cutanées. Surtout, c’est la première qui met en lien ces indicateurs avec l’état de santé des individus, notamment la relation entre les blessures d’origine humaines et l’état de chair des rorquals.

Pour Anik Boileau, l’impact négatif des activités humaines, et des changements climatiques qui peuvent y être liés, amène à une réflexion éthique sur la manière dont on fait la recherche. On se demande alors ce que la recherche peut faire au niveau individuel, et pas seulement au niveau des populations de manière globale. « Cela pourrait peut-être nous permettre d’anticiper et de  » lever un drapeau rouge » au niveau des lois et protections qui visent les rorquals à bosse?»  ajoute Anik Boileau.

Jusqu’à récemment, le bien-être animal a été associé aux animaux de la ferme ou domestiques, mais pas aux animaux sauvages. Cette étude ouvre donc la porte à l’évaluation du bien-être de la faune, et à notre impact sur les individus, que ce soit directement (pêche, croisières, trafic maritime, pollution, etc.) ou indirectement (impacts des changements climatiques, diminution des stocks de nourriture, etc.).

Repenser la protection?

Le rorqual à bosse n’est pas une espèce menacée au Québec, car la population de l’Atlantique Nord se porte bien. Pourtant, si les animaux qui survivent à un empêtrement ou à une collision ont un état de chair diminué du fait d’un stress chronique engendré, cela pourrait avoir un impact sur leur succès de reproduction et avoir des conséquences sur la population sur le long terme.

Et encore plus à venir !

L’article d’Anik Boileau sera publié en anglais au courant de l’année dans la revue Animals. Anik Boileau précise que cette étude n’est que la première étape d’un projet qui évaluera le bien-être des rorquals à travers le temps. Effectivement, l’étude s’est limitée à un petit nombre d’individus et présente des données de point de départ. Une future étude prendra en compte, en plus de l’état de chair et des lésions cutanées, un indicateur comportemental et des paramètres physiologiques tels que la température corporelle, le taux d’hormones, et la composition du microbiote. Ainsi, ce projet pourra tracer un meilleur portrait de la population des grands rorquals du Saint-Laurent.

Anik Boileau a aussi collaboré avec Happy Whale ainsi qu’avec le MICS. Le partage des données entre les centres de recherche dans l’identification des individus pourrait être très utile pour suivre l’état de santé des rorquals qui viennent nous rendre visite chaque année !

Actualité - 27/6/2024

Thalia Cohen Bacry

Thalia Cohen Bacry est rédactrice scientifique pour le GREMM après avoir été naturaliste en 2023. Diplômée de UBC, elle a complété une maîtrise en études internationales à l’Université Laval et poursuit un apprentissage dans plusieurs domaines, dont la géographie, les sciences politiques et le comportement animal. Fascinée depuis toujours par la protection de l’environnement, elle a grandi en Savoie, entourée des lacs et des montagnes, avant d’immigrer au Canada et de découvrir des espaces encore plus grands et plus sauvages. Intrépide, curieuse, et persévérante elle aime apprendre, observer, et analyser afin de sensibiliser à la sauvegarde de nos océans et ainsi contribuer à leur protection.

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