Lorsqu’on évoque les impacts d’un accident entre un navire et un mammifère marin, on se concentre généralement sur les conséquences physiques de la collision. Souvent fatale pour le cétacé, la collision avec un bateau peut aussi entrainer des blessures importantes et ainsi limiter ses capacités à se déplacer, à s’alimenter et à se reproduire. Mais même si la baleine se remet physiquement de cet accident, y a-t-il des répercussions psychologiques ou comportementales ?

Malheureusement, il est très difficile de répondre à ces questions, car les scientifiques ne savent pas encore très bien étudier les émotions des cétacés, et encore moins psychanalyser les baleines. Néanmoins, grâce un suivi rigoureux sur le long terme d’une population, les chercheurs peuvent repérer des changements dans la vie sociale des individus accidentés.

C’est ce travail d’analyse qu’ont effectué Michelle Greenfield, étudiante vétérinaire à l’Université Cornell, et les chercheurs du Sarasota Dolphin Research Program. Leurs résultats mettent en lumière l’impact que peuvent avoir les collisions sur les relations sociales des grands dauphins… et nous donnent ainsi de premiers éléments de réponse.

Après un accident, les amis s'éloignent

Dans la baie de Sarasota, en Floride, voilà presque 50 ans que les chercheurs étudient la population de grands dauphins (Tursiops truncatus) vivant dans l’estuaire, documentant de manière précise les interactions sociales complexes des 150 à 200 individus présents. Ceux-ci, comme beaucoup d’autres espèces de dauphins – ainsi que les bélugas ! – fonctionnent sur un modèle social de type fission-fusion, où des groupes de tailles diverses se rassemblent et se séparent au fil du temps. Au sein de ces groupes aux relations fluides, chaque individu dispose d’un réseau de compagnons privilégiés. Alors, qu’advient-il de ces associations lorsqu’on a le dos balafré par une hélice?

Après avoir étudié les cercles sociaux de 24 dauphins ayant été blessés par collision ou empêtrement entre 1982 et 2018, Michelle Greenfield a pu constater que «si les animaux blessés ne souffrent pas d’une diminution de la taille globale des groupes dans lesquels ils se trouvent, ils montrent par contre une diminution des réseaux plus petits d’associations préférentielles avec lesquels ils étaient étroitement liés avant leur blessure». En clair, les liens entre partenaires privilégiés se relâchent; le dauphin blessé côtoie toujours autant d’individus au sein de son groupe, mais possède moins d’«amis proches» qu’avant sa blessure. Par contre, les liens les plus forts, comme ceux entre une mère et son veau, ou entre mâles ayant formé une alliance, ne sont pas affectés.

Pourquoi une blessure modifie-t-elle les relations sociales ?

«Nous n’avons pas les moyens scientifiques d’expliquer pourquoi ces changements sociaux se produisent après une blessure», précise l’étudiante vétérinaire, qui avance cependant quelques hypothèses.

Il est possible que l’animal blessé, moins regardant sur son choix de compagnon, cherche à maintenir coute que coute la taille de son réseau social, en ayant des interactions plus nombreuses, mais moins fortes avec ses camarades.

Il se peut également que les autres dauphins interprètent une blessure comme un signe de faiblesse et soient moins susceptibles de s’associer de façon répétée à un animal blessé . «Bien que cela ne soit pas confirmé chez les mammifères marins, d’autres espèces telles que le lémurien à queue annulaire distinguent les individus plus faibles par des changements dans leurs phéromones et adaptent leur comportement en conséquence», précise Michelle Greenfield.

Il est également possible que le traumatisme de l’accident modifie la personnalité d’un dauphin, le rendant plus timide par exemple. Or, une étude récente a pu montrer que, chez les grands dauphins, la personnalité de chaque individu influe sur ses relations sociales et sur la structure du groupe.

Dans tous les cas, l’impact social de la blessure est seulement transitoire: les dauphins étudiés retrouvent une vie sociale proche de la normale au bout de deux ans.

Et chez les autres baleines ?

Difficile de transposer les résultats de cette étude aux autres espèces de cétacés, car chez les mammifères marins, il existe une très grande variété de modèles sociaux (clan matriarcal, vie solitaire, paire mère-veau, association temporaire, etc.). «Il est probable qu’il existe des mécanismes physiologiques similaires chez d’autres espèces qui peuvent affecter les interactions sociales, estime Michelle Greenfield. [Mais] une étude plus approfondie est nécessaire pour déterminer s’il existe des tendances dans le comportement des cétacés face aux blessures.»

Les bélugas, eux, possèdent une structure sociale de fusion-fission assez similaire à celle des grands dauphins. Pour Robert Michaud, directeur scientifique du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM), «il est très possible, voire vraisemblable, que le réseau, le rôle ou la fonction sociale d’un béluga soient modifiés par un accident ou une blessure. Malheureusement, nous n’avons pas de données encore disponibles pour vérifier cette hypothèse».

Ce qui est certain, par contre, c’est que sur une structure sociale aussi complexe que celle des dauphins ou des bélugas, chaque changement de comportement a des impacts globaux. «Si la victime occupe une position clef dans son groupe, on peut croire qu’un tel accident pourrait avoir une influence sur le groupe», s’inquiète Robert Michaud. Ainsi, les collisions entre mammifères marins et navires pourraient avoir des impacts bien plus globaux et des répercussions bien plus durables que la simple blessure physique. Il est d’autant plus important de tout faire pour éviter ces incidents.

Les baleines en questions - 19/1/2021

Laure Marandet

Laure Marandet est rédactrice pour le GREMM depuis l'hiver 2020. Persuadée que la conservation des espèces passe par une meilleure connaissance du grand public, elle pratique avec passion la vulgarisation scientifique depuis plus de 15 ans. Ses armes: une double formation de biologiste et de journaliste, une insatiable curiosité, un amour d'enfant pour le monde animal, et la patience nécessaire pour ciseler des textes à la fois clairs et précis.

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