Considérés comme des nuisances par les baleiniers et les pêcheurs, des mangeurs de baleines, des monstres sanguinaires, ou encore de mythiques cétacés pour d’autres, les épaulards de l’Est canadien ont reçu malgré eux nombre d’étiquettes aux fils des siècles. Protégés et vastement étudiés dans le Pacifique Nord-Ouest canadien, que savons-nous concrètement de la population d’épaulards de l’Atlantique Nord-Ouest et de l’Est de l’Arctique?
Une seule population ou plusieurs?
Les épaulards se distinguent par la diversité de leur diète alimentaire. D’un bord, on retrouve les généralistes avec une diète plus ou moins variée, comme les épaulards de l’Atlantique Nord-Est. De l’autre, les spécialistes qui ciblent une proie spécifique, comme les épaulards résidents du Sud qui se nourrissent exclusivement de saumon Chinook. Le régime alimentaire de la population des épaulards de l’Atlantique Nord-Ouest et l’Est de l’Arctique les placerait plutôt dans la catégorie des généralistes. Mais si cette population était composée en réalité de plusieurs populations ?
De maigres données existent sur les divergences entre les groupes d’épaulards qui occupent l’Atlantique Nord-Ouest et l’Est de l’Arctique. Pêches et Océans Canada (MPO) rapporte qu’un des groupes connu « se rend dans le Haut-Arctique en été et est étroitement lié aux épaulards observées au large de Terre-Neuve et de Saint-Pierre-et-Miquelon. »
Jack Lawson, chercheur pour le MPO, étudie cette population encore mal comprise. Il suggère que jusqu’à trois écotypes différents pourraient exister en se basant sur la répartition et le régime alimentaire des quelques individus qui ont pu être biopsiés et nécropsiés jusqu’à présent.
Certains individus s’alimentent principalement de mammifères marins, dont des baleines à fanons, des baleines à dents et des phoques. D’autres individus ont été vus poursuivant des bancs de poissons, comme du hareng, de thons, ou encore des oiseaux marins. Enfin, un dernier écotype s’appliquerait à des épaulards qui se nourriraient de requins. Lawson base cette hypothèse sur l’étude de deux épaulards retrouvés dans la région de l’Est de l’Arctique canadien avec les dents prématurément usées, un signe distinctif des épaulards mangeurs de requins et de raies, étant donné la rigidité de leur peau recouverte d’écailles.
Les scientifiques s’accordent pour dire qu’il y a encore trop peu de données pour pouvoir confirmer l’existence de plusieurs populations ou d’écotypes. C’est pourquoi l’on se réfère actuellement aux épaulards de cette région comme appartenant à une seule et même population de l’Atlantique Nord-Ouest et l’Est de l’Arctique. Néanmoins, des projets de recherche en cours nous permettront d’en découvrir plus sur ces populations, et leurs différences, qui sont pour le moins fascinantes!
Les épaulards de l’est canadien aujourd’hui : une migration nordique?
Les scientifiques dénotent une décroissance de cette espèce dans tout l’Atlantique Ouest, avec une augmentation dans la province de Terre-Neuve-et-Labrador et en Arctique. Tout au long de l’année, on les observe principalement dans les eaux littorales et extracôtières de Terre-Neuve-et-Labrador, en particulier dans le détroit de Belle Isle ainsi qu’à l’Est de Terre‑Neuve et à Saint‑Pierre‑et‑Miquelon.
Les épaulards semblent moins fréquents dans les eaux de Terre-Neuve-et-Labrador durant l’hiver. Cela est-il dû à la diminution d’observateurs, à une migration ou encore à des déplacements sur de longues distances? Cela reste à déterminer!
En Arctique
Dans l’Est de l’Arctique canadien, les épaulards sont plus fréquemment observés depuis les dernières décennies, comme dans la baie d’Hudson. Le recul des glaces semble leur procurer un accès à davantage d’habitat et de proies. Ces individus s’alimentent de manière saisonnière, principalement de mammifères marins, comme les narvals, les phoques, et les bélugas.
Les recherches les plus récentes ont identifié une seconde population d’épaulards dans cette région qui provient de l’autre côté de la baie de Baffin, du Groenland et de l’Islande et peut-être même plus à l’est. Elle « possède un régime alimentaire mixte composé de poissons et de mammifères marins, en particulier de phoques, » rapporte le MPO. Néanmoins les scientifiques ne savent pas si à quel point ces populations interagissent. De plus, « outre les différences génétiques et alimentaires, explique le MPO, nous ne savons pas encore si les deux populations se distinguent par leur morphologie ou leur communication. »
Profil d'un épaulard énigmatique
De nos jours, les épaulards de l’Est du Canada sont observés autant seuls qu’en petits groupes de trois à sept individus. Ces groupes sont moins imposants que ceux observés chez les populations résidentes de la Colombie-Britannique. Cette taille correspond plutôt à celle des épaulards migrateurs de l’Ouest du Canada, aussi connus sous le nom des épaulards de Bigg. Près d’un quart des observations de cette population sont d’individus solitaires!
En 2013, une étudiante au doctorat a établi un catalogue de 67 individus identifiés, une première pour cette région! Toutefois, il y en a certainement plus. « Contrairement aux épaulards de la côte Ouest du Canada, les épaulards de l’Est ont très peu de marques, précise le Dr. Lawson, ce qui rend la photo-identification difficile pour distinguer les individus. » Selon des données limitées, on estime qu’au minimum 160 épaulards matures naviguent dans les eaux du golfe du Saint-Laurent, de Terre-Neuve et du Labrador.
Néanmoins, le chercheur Steve Ferguson au MPO signale l’existence d’une correspondance photo-ID entre les épaulards observés dans la baie de Disko et l’Arctique canadien, ce qui indiquerait un lien entre les épaulards de l’ouest du Groenland et de l’est de l’Arctique canadien (ECA). Cette population de l’Extrême-Arctique, appelée ECAG1, a été estimée à environ 200 individus. Ferguson explique : « Nous avons inclus la génétique des épaulards de l’ouest et de l’est du Groenland dans nos modèles et les épaulards de l’est du Groenland se sont regroupées avec un groupe que nous avons appelé ECAG2 et qui comprenait certaines épaulards échantillonnés dans l’ECA, en particulier dans la baie d’Hudson. Nous pensons que cette population fait probablement partie des épaulards de l’est du Groenland et de l’Islande et qu’elle est peut-être liée à des épaulards plus à l’est (mais nous n’avions pas d’échantillons pour le vérifier). Si nous avons raison, il s’agirait d’une très grande population d’épaulards au régime alimentaire mixte de poissons et de phoques. »
Recherches en cours
Des hydrophones parsèment les fonds marins depuis la pointe du Labrador jusqu’à la frontière avec les États-Unis ainsi que dans le détroit de Belle-Isle, à l’écoute des mammifères marins en voie de disparition. Parfois, les scientifiques remarquent des vocalisations d’épaulards. Leur principal obstacle? Les rorquals à bosse, qui émettent des vocalisations similaires aux épaulards et brouillent les pistes! Les meilleurs outils actuellement pour le suivi de cette espèce restent donc la photo-identification et le balisage.
La biologiste marine Lyne Morissette effectue actuellement un projet de recherche au sujet de ces populations. « C’est le premier programme de recherche sur la/les populations de l’Est du Canada, explique-t-elle. Nous travaillons surtout avec des gens du MPO à Terre-Neuve, et des experts de Saint-Pierre-et-Miquelon.» L’équipe a déjà obtenu quelques résultats de leur mission de l’été 2024, mais ceux-ci n’ont pas encore été publiés.
L’objectif premier de ce projet est de comprendre la répartition de cette – ou de ces populations – leur migration si elle a lieu et leur mode de vie : sont-ils nomades ou sédentaires? L’équipe est d’abord entrée en contact avec les gens locaux, qui ont partagé leurs données. Dans un second volet, les scientifiques ont posé des balises sur les animaux de manière superficielle grâce à un fusil à air comprimé ou avec une arbalète pour comprendre leur déplacement au cours de la saison.
Pourquoi ces populations sont-elles si peu étudiées? Le Dr. Lawson rappelle que la recherche dans cette région du Canada est compliquée. La mauvaise météo couplée à un espace gigantesque à couvrir présentent bien des obstacles pour les équipes de terrain. Contrairement aux épaulards résidents sur la côte Ouest canadienne, les populations de l’Atlantique Ouest sont très mobiles. Elles peuvent parcourir des centaines de kilomètres en quelques jours! Dans une zone pourtant connue pour sa fréquentation d’épaulards, Jack Lawson partage : « Mon équipe de recherche et moi avons passé 10 jours sur l’eau sans croiser aucun épaulard ». En 2009, un individu balisé a même nagé de l’Est de l’Arctique jusqu’aux iles Açores.
Défis de conservation
La population des épaulards de l’Atlantique Nord-Ouest et de l’Est de l’Arctique a reçu le statut « d’espèce préoccupante » en 2008. Selon le rapport de la COSEPAC de décembre 2023, l’espèce est menacée par la chasse, les empêtrements dans les filets de pêches, les perturbations acoustiques et physiques dues à l’augmentation du trafic maritime et par les contaminants.
Les épaulards de cette région sont surexposés aux contaminants présents dans les eaux atlantiques, car ils se situent au sommet du réseau trophique. En résulte des épaulards qui possèdent de hauts taux de biphényles polychlorés (BPC) et de DDT, des substances interdites depuis les années 80 au Canada. Les individus biopsiés présentaient le double du seuil de toxicité, 41 mg/kg, dans leur système, soit 100 mg par kg de lipide! Plus en usage depuis des décennies, ces contaminants persistent encore dans l’environnement et proviennent principalement des grands lacs. À trop haute concentration, ils affectent le système immunitaire et le système endocrinien. Le développement et le succès reproducteur de l’animal peuvent s’en trouver compromis. Plus d’attention doit être mise sur l’environnement dans lequel cette population encore bien mystérieuse vit et évolue pour mieux la protéger.