Capables de chasser et de se nourrir d’un nombre varié de proies allant du zooplancton aux poissons, les rorquals communs sont considérés comme des prédateurs généralistes. Cependant, il leur est aussi possible de se spécialiser sur certaines ressources clefs en se concentrant sur un nombre très restreint de proies. Les deux comportements d’alimentation existent, mais il y aurait, depuis plusieurs années, une hausse de la proportion de généraliste chez les rorquals communs fréquentant l’estuaire du Saint-Laurent. D’après une étude menée par l’équipe du chercheur Jory Cabrol, affilié à l’Insitut Maurice-Lamontagne, cette tendance pourrait être liée aux changements climatiques et à la diminution des ressources.
« Atlantification » des eaux nordiques
Les eaux dans lesquelles vivent les rorquals communs font actuellement face à une hausse constante de température, en plus d’un déclin important du couvert de glace. En conséquence, les espèces polaires qui tolèrent mal ce réchauffement se déplacent plus au nord, laissant la place aux espèces tempérées du sud qui endurent mieux la chaleur. On appelle ce phénomène « l’atlantification » des eaux nordiques. Ces changements écologiques ont commencé à avoir un impact visible depuis 2001 sur l’estuaire et le golfe du Saint-Laurent, mais les épisodes climatiques plus extrêmes ont véritablement débuté en 2010 et se poursuivent au moment d’écrire ces lignes.
Une tendance généraliste
Les impacts de l’atlantification du Saint-Laurent se font particulièrement ressentir chez une proie clé des rorquals communs à l’alimentation spécialiste : le krill arctique. Cette espèce de krill nécessite un environnement froid pour prospérer, et la hausse de température du Saint-Laurent nuit à sa survie et à sa reproduction. Le krill arctique y serait donc de moins en moins abondant, au profit du krill nordique, qui tolère mieux ces nouvelles conditions environnementales.
Qui dit moins de krill arctique, dit plus de compétition entre les rorquals communs pour s’en nourrir, pourrait-on penser. À la suite de prélèvements, Jory Cabrol et ses collègues ont analysé les isotopes stables du carbone et de l’azote présents dans la peau des rorquals communs du Saint-Laurent, ainsi que les acides gras présents dans leurs tissus adipeux. Ils ont découvert qu’en réponse aux changements dans leur écosystème, notamment la disponibilité des proies, les rorquals communs changent d’alimentation. En moyenne la population du Saint-Laurent aurait opté pour un comportement alimentaire plus généraliste qu’auparavant. Il y aurait donc une plus faible proportion d’individus spécialisés dans la prédation au krill arctique, ce qui limiterait la compétition intraspécifique, mais aussi interspécifique pour la consommation de cette proie. Le même phénomène a aussi été observé pour les rorquals communs spécialisés dans la prédation des harengs et des capelans. La tendance actuelle soulignée par l’étude témoigne d’une assez bonne capacité d’adaptation des rorquals communs face aux bouleversements dans leurs ressources alimentaires.
Néanmoins, il ne faut pas crier victoire trop vite pour nos géants. La tendance vers une alimentation plus généraliste n’élimine pas la présence de spécialistes, puisqu’une grande variabilité persiste entre les individus. D’ailleurs, note Jory Cabrol, il est important de garder en tête que « la gestion et les efforts de conservation des rorquals communs sont nettement moins efficaces si on ne s’attarde uniquement qu’au niveau populationnel. Les individus ont des comportements trop variés entre eux pour ne pas en tenir compte». Il est également impossible, avec cette étude, de déterminer quels seront les effets à long terme de ces changements alimentaires, aussi bien sur les ressources que sur les populations de rorquals communs de l’estuaire.
Des stocks de proies encore méconnus
Le krill arctique et les copépodes constituent les mets de choix des rorquals communs, mais l’éventail de leur menu inclut aussi le capelan, le hareng et le lançon. Cependant, peu d’informations existent sur l’abondance de ces espèces. La difficulté d’échantillonner ces proies est probablement l’un des facteurs principaux derrière ce manque de données. L’échantillonnage en milieu marin est une tâche complexe en raison des aléas météorologiques et du manque de précision des engins de pêche et de capture. De plus, certaines espèces ont leurs défis singuliers. En exemple, le lançon vit sur le fond marin, le rendant difficiles à atteindre et donc à échantillonner. Malheureusement, cette méconnaissance des stocks de proies nuit aux efforts de conservation en direction des baleines.