Il resterait près de 360 baleines noires de l’Atlantique Nord dans le monde, et probablement moins d’une dizaine de vaquita dans le golfe du Mexique. Les bélugas du Saint-Laurent, eux, constituent une population isolée estimée à environ 1000 individus.
Face à ces chiffres minuscules, on est en droit de se demander quels sont les risques liés à la consanguinité chez les cétacés, et à quel point cette menace pèse sur les espèces en danger et les petites populations isolées.
Les effets néfastes de la consanguinité
On parle de consanguinité lorsque des individus ayant des ancêtres en commun se reproduisent entre eux. Si un tel croisement peut paraitre anodin, il peut avoir des conséquences importantes au niveau génétique.
« On rencontre deux problèmes principaux avec la consanguinité, explique Timothy Frasier, biologiste à l’Université Saint Mary’s à Halifax. D’une part, cela peut exposer des allèles récessifs, habituellement cachés dans la population et qui ont des effets négatifs sur l’individu». Par exemple, certaines maladies ou difformités ne vont apparaitre que lorsqu’un allèle [c’est-à-dire une variation d’un gène] est hérité à la fois du père et de la mère. Cet appariement, rare dans la population générale, a soudain beaucoup plus de chance de se produire si les parents ont un bagage génétique similaire.
« D’autre part, poursuit le chercheur, la consanguinité diminue la diversité génétique de la population. À cause de cette baisse de diversité, l’espèce aura moins de facilité à s’adapter à des changements environnementaux, par exemple. » En effet, la « bibliothèque » de possibilités contenue dans le patrimoine génétique en termes de changements morphologiques, physiologiques ou comportementaux sera considérablement réduite.
Ainsi, dans une population, la consanguinité peut avoir comme effet de voir naitre des individus non sains, de diminuer l’état de santé général des individus, de baisser l’espérance de vie, de rendre plus sensible aux pathogènes (virus, bactéries), ou encore de diminuer le succès reproducteur.
Une histoire de taille de population
Face au risque qu’elle représente, la consanguinité est généralement naturellement limitée par des mécanismes comportementaux, de dispersion des jeunes ou d’attirance pour un reproducteur génétiquement éloigné de soi – ou encore, chez l’humain, par des règles érigées par la société.
Malheureusement, lorsqu’une population devient très petite ou très isolée, ces mécanismes ne suffisent plus à empêcher l’accouplement d’individus issus d’une même famille. Or, le risque grandit à mesure que la population diminue. Un phénomène nommé « vortex d’extinction » par les généticiens.
Pourtant, « il n’y a pas de nombre minimum d’individus en dessous duquel il y a un problème de consanguinité, précise Timothy Frasier. En fait, différentes populations supportent différents degrés de consanguinité, cela dépend de plusieurs facteurs ». Certaines populations déjà dotées d’une faible variabilité génétique pourraient être moins affectées par la consanguinité (voir l’exemple du vaquita, ci-dessous).
Pas simple donc, de déterminer à quel point une espèce ou une population est impactée par des problèmes de consanguinité ! « Pour cela, il faut réussir à déterminer, en combinant des données génétiques et des données de terrain, si on trouve, au sein de cette population, un lien entre taux de consanguinité et d’autres facteurs comme l’état de santé, la capacité de reproduction ou le taux de survie », souligne Tim Frasier. Celui-ci cherche actuellement à évaluer le taux de consanguinité présent chez les baleines noires de l’Atlantique Nord et les conséquences sur cette population très en danger.
La consanguinité menace-t-elle le béluga du Saint-Laurent ?
Une première étude menée en 1994 avait mis en avant que les bélugas du Saint-Laurent possédaient une variabilité génétique plus faible que leurs cousins de la mer de Beaufort. Et en 2003, une deuxième étude confirmait que la diversité génétique de cette population était plus faible que celle des autres populations canadiennes. Enfin, selon un article publié en 2002, le béluga du Saint-Laurent montrerait un appauvrissement génétique au niveau du complexe majeur d’histocompatibilité, des zones génétiques connues pour jouer un rôle important dans l’immunité. Faut-il pour autant s’alarmer ?
À l’heure actuelle, le programme de rétablissement du béluga du Saint-Laurent établi en 2012 par Pêches et Océans Canada ne liste pas la consanguinité comme menace prioritaire pour cette population. Comme l’explique Charline Le Mer, biologiste responsable du programme chez Pêches et Océans Canada : « Étant donné le niveau de difficulté élevé pour évaluer le risque réel de cette menace sur le rétablissement du béluga du Saint-Laurent, la diversité génétique tout comme la consanguinité, la mortalité par la prédation naturelle et par les glaces avaient plutôt été regroupées dans les facteurs limitatifs dans le programme de rétablissement. »
« Personnellement, je pense que c’est un sujet d’inquiétude qui devrait être sur les radars, lance Tim Frasier. Ce n’est peut-être pas à l’heure actuelle le problème principal auquel font face les bélugas du Saint-Laurent, mais la consanguinité peut jouer un rôle dans la difficulté qu’a la population à se rétablir. Les conséquences peuvent être directes ou indirectes, et se cumuler avec d’autres problématiques. On peut par exemple imaginer que la consanguinité rendrait les individus plus sensibles à des contaminants ou des agents pathogènes, ou contribuerait à la baisse du succès reproducteur. » Mais pour vérifier ces hypothèses, il faudrait davantage de données permettant de lier, ou non, succès reproducteur et variabilité génétique.
Le vaquita à l'abri ...?
Avec une population estimée entre 10 et 20 individus encore en vie, le vaquita est en danger d’extinction critique. Pourtant, d’après une récente étude, il ne serait pas menacé par des problèmes liés à la consanguinité, malgré la petite taille de sa population. Les auteurs de cette étude soulignent que l’espèce a survécu en petit nombre dans une zone isolée, le golfe de Californie, pendant plusieurs milliers d’années, ce qui lui aurait laissé le temps de se débarrasser des gènes délétères par sélection naturelle, grâce à un mécanisme de « purge génétique ».
La littérature scientifique fait ainsi mention de plusieurs espèces possédant naturellement une faible diversité génétique ou un fort taux de consanguinité, comme le guépard ou encore le narval. Si cela ne semble pas aujourd’hui affecter leur espérance de vie ni leur capacité à se reproduire, ce manque de diversité pourrait néanmoins affecter leur capacité à s’adapter à des changements dans leur environnement.