En présence de bateaux, les rorquals bleus réduisent la durée et la profondeur de leurs plongées. Une récente étude de Pêches et Océans Canada, basée sur des simulations, montre que le dérangement par les bateaux empêche les rorquals bleus qui visitent le Saint-Laurent d’accéder aux meilleurs bancs de krill, un constat préoccupant pour cette population en voie de disparition.
En 2019, la même équipe de scientifiques a montré que seule une petite proportion des bancs de krill sont assez denses pour qu’il vaille la peine pour un rorqual bleu de les engouffrer. En effet, si le banc est trop clairsemé, la baleine risque de dépenser plus d’énergie par ses manœuvres d’alimentation que ce qu’elle retirera des crustacés avalés. Comment la présence de bateaux influence-t-elle leurs précédentes conclusions?
Tandis que la durée moyenne d’une plongée est de 10 minutes chez un rorqual bleu, elle passe à 4 minutes lorsqu’un bateau se trouve à moins de 400 mètres. Les baleines n’ont pas alors le temps de plonger aussi profondément: 70% des plongées de 4 minutes se font dans les 30 premiers mètres sous la surface, même lorsque la nourriture se trouve plus profondément.
Ainsi, selon la simulation élaborée par l’équipe de scientifiques, une baleine dérangée pendant 3 heures par jour dans l’estuaire obtiendrait 22% moins d’énergie que si elle pouvait s’alimenter à des profondeurs de 50 à 70 mètres. Dans l’estuaire, c’est dans cette couche d’eau qu’on retrouve une plus grande densité de krill nordique, l’une des deux espèces de krill présentes dans le Saint-Laurent. Et si des bateaux se trouvent à moins de 400 mètres pendant 10 heures, la quantité d’énergie serait alors diminuée de 74%, toujours selon la simulation réalisée par les chercheurs. «La simulation donne une bonne idée de la perte énergétique que peuvent représenter le dérangement par les bateaux et la diminution de l’abondance de krill, mais les chiffres exacts sont tout de même à prendre avec précaution», rappelle Marie Guilpin, auteure principale de l’étude.
En fonction de l’aire d’alimentation et de l’espèce de krill considérées par le modèle, l’impact du dérangement sur l’alimentation est plus ou moins grand. À titre comparatif, la baisse d’énergie associée à la présence de bateaux pendant 3 heures serait équivalente à une diminution de 5% de la densité de krill dans l’habitat des rorquals bleus. Une diminution qui peut sembler légère. Toutefois, les effets sur l’alimentation sont décuplés lorsque les scientifiques combinent l’impact du dérangement à des diminutions dans la densité du krill, qui sont à prévoir en raison des changements climatiques. «L’importance du krill pour les rorquals bleu, car c’est leur unique source d’alimentation, explique l’existence d’un moratoire sur la pêche au krill au Canada depuis 1998», précise Marie Guilpin.
Ces découvertes montrent bien l’importance de suivre les règlements encadrant la navigation en présence de baleines. Dans l’estuaire du Saint-Laurent et dans le Saguenay, toute embarcation doit conserver une distance de 400 mètres avec les espèces menacées ou en voie de disparition, c’est-à-dire les rorquals bleus, les baleines à bec communes, les baleines noires et les bélugas. Ailleurs, comme dans le golfe du Saint-Laurent, cette distance est de 100 mètres.
Des effets potentiels sur la reproduction
La saison estivale est dédiée à l’alimentation chez les rorquals bleus qui, une fois de retour dans les zones d’hivernage, jeunent pour le reste de l’année. C’est pourquoi les potentielles diminutions de l’abondance de leur unique proie, le krill, ainsi que de leur capacité à s’alimenter en raison de la présence des bateaux, sont particulièrement préoccupantes.
Si les rorquals bleus ne mangent effectivement pas assez, cela pourrait expliquer pourquoi les chercheurs et chercheuses ont observé peu de baleineaux bleus dans les dernières décennies. En effet, la reproduction, qui demande énormément d’énergie, peut être mise sur pause chez des animaux qui n’en ont pas assez.
Afin de vérifier si les rorquals bleus qui visitent le Saint-Laurent peuvent en principe stocker assez d’énergie pour se reproduire, l’équipe de chercheurs élaborera un nouveau modèle, qui tiendra compte de l’énergie dépensée pendant la saison d’alimentation, mais aussi pendant la migration et la reproduction.