Lorsqu’une carcasse de mammifère marin est retrouvée échouée ou à la dérive dans les eaux du Saint-Laurent, l’équipe du Réseau québécois d’urgences pour les mammifères marins (RQUMM) a un mandat clair et précis : celui de récolter des échantillons. Dents, fanons, lard, muscle et même parfois certains organes, chacun de ces prélèvements renferme une foule de secrets et d’informations. Ils représentent donc des mines d’or pour les équipes de recherche, qui peuvent ainsi déterminer la cause du décès de l’animal, son âge, ce qu’il mangeait, la présence de contaminants et même son histoire de vie.
Afin de mieux comprendre l’importance, l’utilité et le devenir de ces échantillons, Baleines en direct est allé à la rencontre de Jory Cabrol, chercheur à l’Institut Maurice-Lamontagne (Pêches et Océans Canada; MPO). Spécialiste en écologie du comportement alimentaire, le Dr Cabrol travaille actuellement sur la population de béluga du Saint-Laurent et sur les espèces de grands rorquals.
Les premiers répondants
L’Institut Maurice-Lamontagne, à Mont-Joli, est l’un des partenaires qui récupèrent les échantillons prélevés par les équipes du RQUMM. Dans les laboratoires de ce centre de recherche, les scientifiques du MPO, dont fait partie Jory Cabrol, utilisent ces prélèvements afin de mieux comprendre le rôle et l’impact des différents facteurs environnementaux ou d’origine humaine susceptibles d’affecter les populations de mammifères marins dans l’estuaire et le golfe du Saint-Laurent. « Ces connaissances serviront directement à améliorer la cohabitation harmonieuse entre humains et animaux, mais surtout contribuer à réduire les menaces et autres nuisances pesant sur ces populations bien souvent menacées », explique le chercheur. Dans un monde en constant changement, il est nécessaire de comprendre comment évoluent les populations de cétacés, puisqu’elles jouent un rôle essentiel dans les écosystèmes marins qu’elles fréquentent.
Mais avant de se retrouver à l’IML, les échantillons ont d’abord été prélevés sur le terrain par des membres du RQUMM. Ces technicien·ne·s de terrain ont un rôle fondamental en tant que premiers répondants. L’une de leurs tâches est de récolter des informations générales sur l’animal, comme l’espèce, le sexe, les dimensions, l’état de décomposition de la carcasse et la couleur, la présence de blessures, mais aussi des informations plus générales comme les coordonnées du site d’échouage. Le tout est noté et répertorié par la centrale Urgence Mammifères Marins, gérée par le RQUMM, qui collige ces informations dans une base de données.
Ce sont des équipes mobiles et des bénévoles du RQUMM spécialement formés qui vont par la suite être en charge de prélever diverses parties de l’animal pour des fins scientifiques. Lorsque nécessaire, ils ont pour mission de collecter un échantillon de peau, de gras et de muscle ou parfois les dents ou les fanons. En revanche, chaque espèce a ses particularités au niveau de l’échantillonnage, il faut donc bien connaitre les protocoles et les besoins pour chacune d’entre elles. Quand la carcasse est jugée assez fraiche et que c’est possible de la récupérer, elle peut être acheminée dans son entièreté au Centre québécois sur la santé des animaux sauvages (CQSAS), à Saint-Hyacinthe, pour une nécropsie. C’est souvent le cas avec les plus petites carcasses, comme les bélugas, mais aussi certains marsouins communs, phoques et dauphins. Le vétérinaire Stéphane Lair et son équipe feront ensuite des nécropsies sur les carcasses en vue de déterminer les causes du décès de l’animal.
Si l’état de décomposition de la carcasse est trop avancé et que ce n’est pas une espèce ciblée par le CQSAS, il est possible que, après avoir été marquée avec une étiquette, elle soit simplement laissée sur place et que la nature s’occupe du reste.
Voyager dans le passé grâce aux fanons et aux dents
Saviez-vous que les dents peuvent nous apprendre l’âge de l’individu? Un peu comme chez les arbres, les dents, lorsque coupées en tranches dans le sens de la largeur, présentent des stries de croissance, environ une ou deux stries par an. Des spécialistes peuvent alors compter ces lignes et déterminer l’âge qu’avait le cétacé à dents. Pour les baleines à fanons, c’est un peu plus complexe. L’âge peut être déterminé de plusieurs façons en utilisant les fanons lors des premières années de vie ou les bouchons de cérumen et le nombre de cicatrices ovariennes par la suite. Les fanons, composés de couches de kératine, le même matériau qui compose nos cheveux et nos ongles, permettent de remonter dans le temps et de retracer l’écologie de l’individu, explique Jory Cabrol.
Comme ils sont principalement composés de tissus peu actifs qui s’accumulent avec le temps, les fanons et les dents emprisonnent des informations qui permettent de retracer le passé des individus. Le chercheur en écologie trophique révèle qu’on peut notamment y déceler des hormones, des contaminants tel que le mercure, mais aussi d’autres indices permettant de mieux comprendre comment a évolué le régime alimentaire et le comportement de migration qu’avait l’animal. Ainsi, les mandibules et les longs fanons récupérés par l’équipe du RQUMM servent majoritairement à reconstituer l’histoire de vie de l’individu.
Des mystères sous la peau
On peut aussi retracer la présence de contaminants dans le lard (ou « blubber » en anglais) de l’animal. Cette couche de graisse, qui varie en épaisseur selon l’espèce, la saison et le sexe, est un lieu où peut s’accumuler une certaine quantité de contaminants, indique Jory Cabrol. Les scientifiques sont donc capables de déterminer, grâce à des analyses chimiques, à quelle substance ont été exposé les individus et dans quelle intensité. Éventuellement, cela donnera aussi des indices sur l’état de l’environnement dans lequel vivait la baleine, ainsi que les effets d’une telle exposition, comme des tumeurs ou encore une baisse du système immunitaire.
Ce fameux « blubber » est aussi une source d’information essentielle pour le suivi des populations, ajoute le chercheur de l’IML. Effectivement, le taux de progestérone, une hormone sexuelle produite en grande quantité pendant la grossesse, peut être déterminé par dosage. Il est ainsi possible d’établir si des femelles étaient récemment gestantes ou non. Le taux de grossesse représente une information capitale dans le suivi des populations, notamment pour estimer le nombre d’individus.
Lieu de stockage d’énergie, le lard est un indicateur de la condition physique et du régime alimentaire de l’animal. On peut aussi utiliser la concentration des lipides et des acides gras pour voir si les besoins énergétiques sont comblés. La composition des acides gras permet également de déterminer le régime alimentaire de l’individu lors des semaines qui ont précédé l’échantillonnage.
Pour ce qui est de la peau, un peu comme pour le lard, elle peut servir à déterminer le régime alimentaire des individus. Toutefois, comme elle se renouvelle moins vite que le gras, elle a tendance à renfermer des informations sur une plus grande fenêtre de temps (plusieurs semaines à quelques mois). Les scientifiques s’attardent notamment aux isotopes stables qu’on y retrouve afin de déterminer, entre autres, quelles proies ont été consommées par l’animal et en quelle quantité. Ces isotopes sont différentes formes d’un même atome de carbone, d’oxygène, de souffre ou même d’azote. Grâce à ces isotopes, il est possible de savoir si le mammifère marin en question avait un régime alimentaire plutôt spécialisé, donc s’alimentait sur un nombre limité de proies, ou alors généraliste, explique Jory Cabrol. La peau peut aussi servir à déterminer le sexe de l’individu et même à l’identifier génétiquement, comme le ferait une empreinte digitale.
Dans les muscles, sous toute cette couche de peau et de graisse, le biologiste expose le fait qu’on pourrait faire une panoplie d’analyses, comme celles citées préalablement. En revanche, ce sont surtout les contaminants, les différents isotopes stables et la présence de parasites dans cette partie de l’animal qui intéressent présentement les scientifiques.
Et le reste de la carcasse?
Le spécialiste en écologie trophique des cétacés de l’IML mentionne que le foie, le cœur et même le cerveau peuvent aussi être des parties d’intérêts pour certains projets de recherche. Le foie, un organe filtreur, peut accumuler certains contaminants ou composés moins présents dans les autres organes. Le cerveau et le cœur, dépendamment des besoins des recherches en cours, peuvent aussi être utilisés pour détecter la concentration de certains contaminants ainsi que la présence de parasites. À titre d’exemple, Jory Cabrol travaille actuellement en collaboration avec la Faculté de médecine vétérinaire de Saint-Hyacinthe pour déterminer les concentrations de toxoplasmose, le parasite qu’on retrouve entre autres chez le chat domestique, dans les différents organes.
Faire avancer la recherche sur les mammifères marins
Depuis quelques années, avec l’avancement constant dans le domaine de la science et de la technologie, la recherche sur ces géants des mers est amenée à progresser rapidement. C’est pourquoi les échantillons acheminés à l’IML sont archivés dans le but d’être utilisés ultérieurement pour faire des études temporelles, mais aussi pour d’autres analyses quand la technologie le permettra.
Les scientifiques sont en de plus en plus en mesure de comprendre comment les populations de mammifères marins évoluent dans l’estuaire et le golfe du Saint-Laurent et comment elles se portent. Ayant un rôle essentiel dans les écosystèmes, il est primordial de comprendre comment ces cétacés évoluent dans l’environnement changeant dans lequel nous vivons. « Il faut voir la nature comme un tout. Plus on a d’information de qualité, mieux on peut la comprendre, l’apprécier, mais surtout protéger notre environnement », conclut le chercheur.
Si vous apercevez un mammifère marin mort ou en difficulté, n’intervenez pas auprès de l’animal. Contactez immédiatement Urgences Mammifères Marins au 1-877-722-5346. Une équipe se rendra sur place et prendra en charge la situation.