« Les petits poissons, tels que le capelan (Mallotus villosus) et le lançon (Ammodytes spp.) […] constituent la nourriture principale des bélugas de tous les âges », écrivait en 1944 le biologiste Vadim Vladykov à propos de la diète des bélugas du Saint-Laurent. En 2025, une publication scientifique de Pêches et Océans Canada (MPO) énonce plutôt que la proportion de capelan et lançon dans la diète des bélugas a fortement diminué, et qu’une vaste diversité de diètes s’observe désormais au sein de la population.

Que s’est-il passé dans les dernières décennies? Les scientifiques du MPO en ignorent encore la cause exacte, mais mentionnent que plusieurs facteurs – comme les changements climatiques ou la surpêche – pourraient être des causes possibles de ces variations, apprend-on dans l’article publié en février dernier dans Scientific Reports, de la revue Nature.

Dis-moi ce que tu manges, je te dirai comment se porte ton environnement

Jory Cabrol, chercheur à l’Institut Maurice-Lamontagne (IML), spécialiste en écologie du comportement alimentaire et auteur principal de l’étude, explique que les poissons pélagiques – dont le capelan – sont encore parmi les proies les plus consommées individuellement par les bélugas entre 2015 et 2020. En revanche, leur proportion dans la diète est plus faible par rapport à des données obtenues entre 1997 et 2003.

Le Dr Cabrol mentionne que le bar rayé, l’éperlan arc-en-ciel et le poulamon atlantique ont pris une place importante dans la diète des bélugas, au détriment du capelan et du hareng, deux poissons pélagiques très riches en lipides, mais actuellement en déclin. Au début des années 2000, des différences significatives étaient observées entre la diète des mâles et celle des groupes de femelles et de jeunes en raison de la ségrégation spatiale présente durant l’été, des distinctions alimentaires qui se voient moins durant la seconde période d’étude (2015-2020).

Les bélugas « mangent des proportions différentes [de proies], mais sont similaires en termes de spécialisation, peu importe le sexe. Il y a moins de diversité entre les individus, car tous les individus tendent à devenir un peu plus généralistes », résume Jory Cabrol. En 2021, une étude du MPO énonçait une conclusion similaire chez les rorquals communs de l’estuaire du Saint-Laurent : une tendance marquée vers une diète généraliste, qui serait due à des changements dans l’écosystème.

Tout est dans le muscle

Pour arriver à ces résultats, du tissu musculaire a été échantillonné sur 96 carcasses de bélugas. Récupérées sur les rives du Saint-Laurent entre 1997 et 2020, ces carcasses étaient celles d’individus de plus de deux ans, pour éviter des biais sur la diète liés à l’allaitement. Avec ces échantillons, les scientifiques du MPO ont fait ce qu’on appelle une analyse des ratios d’isotopes stables. Ces isotopes sont différentes formes d’un même atome de carbone, d’oxygène, de soufre ou même d’azote. L’analyse des isotopes stables a permis de déterminer si les bélugas avaient plutôt une alimentation généraliste ou spécialisée.

Des échantillons de proies dans l’estomac et le système digestif des carcasses de bélugas ont aussi été prélevés. Des relevés d’abondance de proies ainsi que des observations de comportements d’alimentations ont aussi permis de mieux comprendre la diète de ces mammifères marins.

Des bélugas épicuriens… ou désespérés?

Il y a quelques semaines, la ligne d’Urgences mammifères marins sonnait pour rapporter la présence d’une carcasse de béluga sur les rives du Bas-Saint-Laurent. Rien d’inhabituel de prime abord, car le printemps est souvent le moment de l’année où les premières carcasses de bélugas sont signalées. C’est la nécropsie effectuée sur l’animal qui vient surprendre les scientifiques : le béluga est mort après s’être étouffé en tentant d’avaler un aiguillat noir de 93 cm de long!

L’aiguillat noir est une petite espèce de requin atteignant un peu moins d’un mètre chez les plus grands individus adultes. Était-ce une erreur de la part de cette femelle béluga? Ou était-elle tellement affamée qu’elle n’avait d’autre choix que de s’attaquer à ce gros poisson? Le mystère reste entier pour le moment.

Quelles sont les probabilités de rétablissement pour le béluga du Saint-Laurent?

En 1944, le biologiste Vadim Vladykov mentionnait que les poissons pélagiques faisaient partie intégrante de la diète des bélugas du Saint-Laurent. Aujourd’hui, les scientifiques du MPO s’entendent pour dire que les espèces qui jadis remplissaient la panse des bélugas ne sont plus les mêmes. Avec les conclusions tirées de cette nouvelle étude viennent plusieurs questionnements, notamment sur les chances de rétablissement du béluga. Sera-t-il capable de s’adapter aux changements dans son environnement? Pourra-t-il trouver suffisamment de nourriture riche en lipides pour assurer sa survie?

En septembre 2024, le MPO publiait un rapport intitulé « Évaluation du potentiel de rétablissement du béluga (Delphinapterus leucas) de l’estuaire du Saint-Laurent ». On y apprenait que le risque de quasi-extinction du béluga du Saint-Laurent dans des conditions où la température de l’eau s’élèverait encore de 0,5 degré Celsius dans les 100 prochaines années serait très faible (0,3%). Toutefois, il y aurait 61% de chances que la population tombe dans une zone critique, c’est-à-dire à moins de 1600 individus.

Comptant autrefois plus de 10 000 individus, on estime aujourd’hui la population des bélugas du Saint-Laurent entre 1500 et 2200 têtes. L’extermination, la chasse sportive, la contamination, le dérangement anthropique causé par le trafic maritime, la liste est longue pour tenter d’expliquer le déclin de la population. Avec l’annonce récente de l’agrandissement du parc marin du Saguenay–Saint-Laurent pour atteindre une superficie presque quatre fois plus grande, qui couvrirait 100% de son habitat essentiel, le béluga pourrait-il y voir son salut? « Le rétablissement est théoriquement possible et il l’est encore plus si l’on parvient à atténuer certaines des menaces actuelles qui pèsent sur la population », peut-on lire dans le rapport de 2024.

Comme les espèces dont se nourrit le béluga du Saint-Laurent sont plus nombreuses et diversifiées qu’avant, cela devient toutefois complexe en termes de protection, ajoute le spécialiste en écologie des comportements alimentaires Jory Cabrol. « Il est primordial d’avoir des données en continu et sur de très longues périodes de temps pour bien comprendre et quantifier l’influence des changements de l’écosystème sur les populations de bélugas et ses proies, mais aussi sur des compétiteurs potentiels comme le phoque. Pour répondre à ces questions-là, ça prend des dizaines d’années. », conclut-il.

 

Actualité - 29/5/2025

Odélie Brouillette

Odélie Brouillette s’est jointe à l’équipe du GREMM comme rédactrice et naturaliste en 2022 et elle est de retour depuis l'hiver 2023 comme chargée de projets en vulgarisation scientifique. Biologiste de formation, elle aime apprendre et communiquer aux autres ce qui lui tient à cœur. Fascinée depuis toujours par les milieux marins et les baleines, elle souhaite, par la sensibilisation et la vulgarisation, contribuer à leur protection.

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