Chaque visiteur qui est déjà venu au Centre d’interprétation des mammifères marins (CIMM) à Tadoussac s’est sans doute émerveillé en voyant les gigantesques squelettes de baleines qui ornent la salle principale de l’exposition.

En passant la porte d’entrée, on plonge soudainement dans un monde sous-marin, peuplé de créatures dont on n’aurait pas soupçonné la grandeur. On se retrouve d’abord dans l’énorme bouche d’un rorqual bleu, dont les deux os de la mâchoire inférieure, d’une longueur de 6 mètres chacun, viennent former une étonnante arche autour de la porte. Juste en face de ces os aux dimensions peu communes se trouve le crâne imposant d’une bête qu’on a du mal à reconnaitre à première vue : le cachalot macrocéphale. Il ne reste plus grand-chose de la grosse tête carrée si emblématique de ce chasseur de calmars géants. À gauche se dresse le majestueux squelette de la star de l’exposition: Piper, une baleine noire de l’Atlantique Nord dont la carcasse a été retrouvée en 2015 au large de Percé et vient rallonger la liste des individus décédés de cette espèce en danger critique d’extinction.

Si pour certains cette collection peut sembler un peu morbide, d’autres y voient au contraire une belle opportunité de donner une seconde vie à ces individus dont les naturalistes du CIMM nous racontent ensuite l’histoire.

Michel fait partie de ceux-là. Il travaille au GREMM depuis maintenant plus de 25 ans et vous pouvez le reconnaitre sur plusieurs photos et vidéos illustrant le processus de conservation de ces énormes tas d’os. C’est un naturaliste chevronné et passionné, et de la passion, il en faut pour s’atteler à ces vastes chantiers qui peuvent prendre des mois, voire des années à compléter !

Voici un entretien réalisé avec Michel et qui permettra de répondre à la question que beaucoup de visiteurs se posent en venant visiter le CIMM : comment conserve-t-on un squelette de baleine?

Bonjour Michel! Qu’est-ce qui t’a mené à travailler dans la conservation des squelettes?

Ça faisait déjà plusieurs années que je travaillais au CIMM comme naturaliste. C’était l’hiver et il y avait du temps à combler, c’était l’occasion de commencer à travailler sur un nouveau projet, quelque chose de différent. Puisque j’avais l’habitude de présenter les squelettes déjà présents dans la salle d’exposition, cette fois-ci c’était l’occasion de pouvoir raconter des anecdotes plus personnelles. C’est plus intéressant pour moi, mais aussi pour les visiteurs.

Tout le monde n’a pas l’occasion de travailler sur de vrais squelettes de baleines, c’est plutôt cool! On a beaucoup appris avec les gens qui savaient déjà comment faire, car ils avaient travaillé sur les premiers squelettes de la collection. C’est vraiment intéressant de travailler sur un vrai squelette, puisqu’on part de quelque chose qui était vivant, un animal qui a eu une histoire. C’est intéressant de lui donner une deuxième vie à travers des anecdotes.

Il y a aussi toute la dynamique qui vient autour, car c’est un beau défi d’ingénierie. Il faut penser à ce que ce soit solide et beau en même temps, en plus d’être fidèle d’un point de vue anatomique. Il faut bricoler et beaucoup s’informer. Il faut être un peu touche-à-tout et c’est intéressant pour ça. Parfois on répare, parfois on embellit, c’est comme de l’artisanat finalement.

Peux-tu nous expliquer comment on récupère un squelette de baleine? Pourquoi on n’achète pas juste des reproductions?

Les reproductions sont une façon rapide et facile d’obtenir un squelette. Elles sont fausses, mais quand même assez fidèles. Ce qui est bien c’est qu’on n’a pas besoin de les nettoyer, elles ne sentent pas mauvais, elles ne vont pas suinter ou changer de couleur et elles sont assez robustes. Sans compter qu’acheter un squelette de béluga, c’est pas mal plus facile que de trouver une carcasse et de faire toutes les étapes pour que ça devienne un squelette. Cependant, ça va toujours rester une reproduction.

Avec un vrai squelette, c’est plus compliqué. Il faut trouver une carcasse – ça prend une opportunité –, c’est plus couteux – bien qu’une reproduction ce n’est pas donné non plus – et il y a toutes les étapes à réaliser, ça peut être vraiment long et il ne faut pas être pressé. Ce qui fait toute la différence c’est que c’était un vrai animal, avec ses anecdotes et ses histoires à découvrir et à raconter.

Sensibiliser le public à travers l’histoire d’un animal qui a déjà vécu, ça change la dynamique.

Quelles sont les différentes étapes de conservation à respecter?

Il y a quatre étapes principales.

1. Récupération et dépeçage

L’idée, c’est de récupérer une carcasse encore fraiche et complète. Aujourd’hui, on va être plus sélectif et chercher à récupérer des espèces qui ne sont pas encore dans la collection. Il faut aussi que la carcasse soit assez proche et facile à récupérer. Il faut composer une équipe d’au moins 5 à 10 personnes selon la grosseur de la baleine. Il faut aussi prévoir un budget et faire les demandes de permis, notamment avec Pêches et Océans Canada (MPO), surtout pour les espèces en péril. Ensuite, selon les demandes des chercheurs, il faut prélever des échantillons ou envoyer la carcasse pour une nécropsie à la faculté de médecine vétérinaire de Saint-Hyacinthe. En général, c’est le Réseau québécois d’urgences pour les mammifères marins (RQUMM) qui gère les différents cas et coordonne les prises d’échantillons.

Lorsqu’un animal est facilement transportable, on l’amène chez notre partenaire, la Ferme 5 Étoiles, de Sacré-Coeur, où un champ loin des habitations nous permet de dépecer la baleine et d’enterrer la chair selon les normes environnementales.

Si nous décidons de dépecer une grosse baleine, nous travaillions avec le ministère provincial pour trouver le dépotoir le plus près qui peut recevoir et enterrer la chair de baleine. Ce n’est pas toujours facile.

Une équipe spéciale est mise en place pour le dépeçage. Ça prend beaucoup de bénévoles pour aider. En général, la majeure partie de l’animal est enlevée sur place pour éviter de le transporter au complet. Les os sont ensuite apportés à la Ferme 5 Étoiles.

2. Nettoyage et séchage

C’est un travail minutieux. Pour les os, il faut gratter, enlever ce qu’il reste d’organique (chair, cordons, cartilages) et nettoyer avec une machine à pression. Ensuite, on trempe les os dans l’eau chaude, avec parfois un agent dégraissant, ou bien on les laisse aux aléas de la météo, puis on les laisse sécher. Il arrive de devoir réitérer ces phases plusieurs fois en fonction du résultat, selon le budget et l’équipe disponible.

En ce qui concerne les fanons, ils sont détachés et nettoyés en bonne partie avec une machine à pression, ainsi qu’une brosse et du savon. On enlève toute la chair pour ne conserver que la kératine, qui est aussi ce qui compose nos ongles.

3. Réparation et montage

C’est généralement l’étape la plus longue! Certaines parties se cassent dans la phase de récupération, lorsqu’on coupe les os ou pendant le transport, il faut alors les réparer. Ensuite il faut travailler sur le montage du squelette et là… c’est un véritable casse-tête ! Cette phase est réalisée dans un hangar loué pour l’occasion.

4. Installation

En 2020, le CIMM a été agrandi. Un trou a été laissé dans le mur de la porte de sortie d’urgence pour laisser passer les squelettes. On les a montés à l’aide de palan accrochés au plafond et les os sont portés par des câbles. Les trois derniers squelettes – le rorqual commun, le rorqual à bosse et la baleine noire de l’Atlantique Nord – ont été installés en 3 mois.

Quand les squelettes sont bien nettoyés, ils se conservent bien. Ceux du CIMM n’ont pas de vernis, ni d’acrylique ou d’huile. On les laisse «respirer» et ils vont un peu suinter avec le temps. Par contre, si vous regardez le crâne du squelette de cachalot, il n’a pas trempé suffisamment longtemps ; on y voit des traces d’huile. Il faut prendre son temps le temps que l’huile sorte des os.

Quel matériel utilise-t-on à travers ce processus?

Pour cacher les tiges d’acier afin de remplacer les ligaments, par exemple, on peut utiliser du silicone. Ça fait bien, mais c’est collant et ce n’est pas facile de le travailler. Pour Piper et les nouveaux squelettes, on s’est inspiré d’un artiste qui avait travaillé sur le squelette d’un rorqual bleu à Vancouver. On a utilisé une pâte d’époxy qui permet d’avoir un temps de modelage avant que ça ne sèche et durcisse. C’est un agent agglomérant qui donne de la structure, qui colle et en même temps c’est joli et plus facile d’entretien. Pierre-Henry Fontaine, biologiste à la retraite et spécialiste de l’anatomie des baleines, un ami du GREMM, nous a aidés pour plusieurs squelettes, du dépeçage au montage. Parfois, on avait des soucis anatomiques. Pour bien faire les choses, il nous a donné beaucoup d’informations. Ça a été un bon mentor.

Des fanons en train de sécher © GREMM
Des os de nageoires pectorales © GREMM
Une cage thoracique © GREMM
Installation des squelettes au CIMM © GREMM
Les squelettes sont attachés à l'aide de câbles © GREMM

Ça prend combien de temps, en général?

Pour les trois gros squelettes, ça a duré pratiquement deux ans à temps plein à quatre bras majoritairement, puis parfois avec du renfort. Sur la fin du projet, presque toute l’équipe a travaillé lors des dernières semaines de montage. Tout le long du processus, il faut travailler avec des ateliers de soudure qui ont aussi leur planning ainsi qu’avec des ingénieurs qui nous aident pour les types de câbles et de fixations. Il y a plein de contraintes de temps à gérer.

Comment avez-vous réussi à monter les squelettes dans la salle d’exposition?

On n’avait pas accès à la salle d’exposition parce qu’elle était en construction, alors on ne pouvait pas les monter sur place, ce qui avait été le cas pour le cachalot. On a loué un hangar en attendant, où on a préassemblé les grosses sections : cages thoraciques, crânes, ancrages, etc. Il fallait bien réfléchir aux techniques et au positionnement en amont. À la fin, on avait plus qu’à rapatrier les sections et terminer le montage. Une grosse partie du travail était déjà faite.

Faut-il mettre des produits sur les os pour les conserver? Est-ce leur couleur originale?

Les derniers squelettes de la collection ont été blanchis au peroxyde d’hydrogène, alors que certains ont juste été nettoyés, sans être uniformisés. Le peroxyde est un agent désinfectant, mais qui permet surtout d’uniformiser la couleur des os. Pour un squelette relativement nouveau, qui n’aura pas vécu les saisons, il va probablement être un peu bigarré. Pour un squelette comme le rorqual commun qui a trainé des années dehors et qui n’a pas bien été nettoyé au départ, on peut avoir jusqu’à 12 tons de couleurs différentes sur une seule omoplate. Ça va du brun foncé au pâle, en passant par des verts pelouse, puis des espèces de champignons dans les tons violacés ou roses. Dans ce cas-là, le peroxyde d’hydrogène était la seule solution.

Une petite anecdote à raconter?

La partie dépeçage est toujours impressionnante parce qu’on parle d’un animal mort complet qui est parfois très gros, c’est impressionnant. Tout ce qu’on veut c’est récupérer des os et que ça ne dure pas trois jours idéalement. C’est une expérience…particulière!

Une anecdote assez drôle à raconter c’est qu’il y a plein de trous et d’interstices dans les os, surtout pour des gros animaux comme les baleines. Quand on a rapatrié le rorqual commun, les os étaient restés sur le sol, dehors, pendant plus de deux ans. Il y avait des couleuvres qui pendaient de partout, des souris qui ressortaient des trous, c’était marrant, mais un peu dégueu. Une fois, on avait creusé des trous, puis installé des bâches pour faire un bassin et y mettre les mâchoires et le crâne du rorqual commun. Quand on a commencé à remplir avec de l’eau, à un moment donné, une dizaine de souris se sont mises à sortir en panique, elles ont nagé pour sortir de l’eau et se réfugier au sec – «les rats quittent le navire» comme on dit.

Expérience sensorielle en tous genres, la conservation de squelettes reste tout de même inoubliable pour ceux qui ont pu y contribuer. Michel sera au CIMM l’été prochain, venez le rencontrer et l’entendre raconter des histoires de squelettes de baleines, il en a bien d’autres en réserve!

Les baleines en questions - 7/2/2023

Lise Faure

Lise Faure a grandi près de la mer en Bretagne (France). Elle a été sensibilisée très tôt à l'importance de préserver les écosystèmes marins et a choisi d'étudier la science politique appliquée à l'environnement. Après avoir traversé l'océan Atlantique, elle s'engage auprès du GREMM et de Baleines en direct pour partager sa fascination pour les baleines du Saint-Laurent.

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