À travers le Canada et les États-Unis, des experts des baleines noires de l’Atlantique Nord, des vétérinaires spécialisés en mammifères marins et des experts en sauvetage de baleines assistent à une conférence téléphonique d’urgence au début janvier. Au large de la Floride, aux États-Unis, un quatrième baleineau baleine noire de l’Atlantique Nord vient d’être repéré lors d’un survol aérien. Malheureusement, il est dans un piètre état. D’immenses cicatrices traversent sa tête jusqu’à la mâchoire, probable signe d’une collision avec une hélice de moteur de bateau. Sarah Sharp, vétérinaire spécialiste du sauvetage des animaux au sein du Fonds international pour la protection des animaux (IFAW), s’interroge. «Le baleineau est sévèrement blessé, nous sommes très inquiets qu’il ne puisse téter sa mère. La question que nous nous posons, c’est comment empêcher ce baleineau de mourir.» 

La situation inquiète d’autant plus les chercheurs que les baleines noires de l’Atlantique Nord sont en voie de disparition. Depuis plusieurs années, le nombre de carcasses découvertes surpasse le nombre de naissances. La survie de chaque nouveau-né devient donc cruciale pour l’espèce.

Chaque option pour l’aider est alors envisagée, en pesant les pour et les contre. «Dans ce cas-ci, nous avons un animal blessé à cause de l’humain. Nous avons donc une certaine obligation morale de l’aider», indique Sarah Sharp. L’option d’injecter un antibiotique est choisie, afin de diminuer les risques d’infection et de donner au baleineau toutes les chances de se rétablir. «Les inconvénients sont moins importants par rapport aux gains possibles. Il y a le risque de stresser l’animal en s’approchant de lui pour lui envoyer une injection ou encore le risque de créer un petit trauma local là où la seringue percute la peau.»

Et la résistance aux antibiotiques? «C’est certainement une préoccupation», confirme Sarah Sharp. «Mais avec un traitement ciblé sur un individu, il n’y a pas vraiment de risques. Il y a probablement bien plus d’antibiotiques qui se retrouvent dans l’habitat des baleines par nos systèmes d’égouts que par des gouttelettes perdues lors d’une injection», ajoute-t-elle.

Même son de cloche du côté de Martin Haulena, vétérinaire en chef de l’Aquarium de Vancouver, qui a déjà administré des doses d’antibiotiques à un épaulard en liberté. «Nous en savons beaucoup sur l’administration d’antibiotiques à de nombreuses espèces. Il n’y a pas grand-chose qui puisse vraiment mal tourner avec un seul dosage. Le traitement n’est vraiment pas aussi controversé que certains pourraient le penser.»

Les discussions tournent alors autour du choix de l’antibiotique. Comme pour traiter les humains, de multiples types existent. Toutefois, leurs effets sur un animal de cette taille, dans un contexte où on ne peut probablement donner qu’une seule dose, sont moins bien connus. Deux cas peuvent servir de référence.

En mai 2007, une paire mère-veau rorquals à bosse est observée dans la rivière Sacramento, en Californie. Les deux rorquals à bosse ont des lacérations provenant probablement d’une hélice de moteur et ne retournent pas dans leur habitat naturel dans le Pacifique. Les baleines ont reçu chacune une injection d’antibiotiques pour éviter les risques de septicémie, c’est-à-dire d’infection généralisée. Elles seraient le premier cas documenté de baleines en liberté à avoir été traitées par antibiotiques.

En 2018, J50 «Scarlet» l’épaulard résident du sud a reçu une dose d’antibiotique par injection. C’est Martin Haulena qui avait supervisé et administré le traitement. Son expertise est donc mise à profit pour la discussion concernant le baleineau baleine noire.

«Chaque cas est différent et doit être évalué, comme pour tout cas médical», commente le vétérinaire. La jeune femelle J50 ne présentait pas de blessure apparente, mais était émaciée et sa condition physique déclinait. «Son état nous indiquait qu’elle allait bientôt mourir. Les questions que nous nous posions alors étaient “Qu’est-ce qu’on peut faire?  Qu’est-ce qui pourrait l’aider un peu? Quelles options causeront le moins de douleur?” Dans un monde idéal, nous aurions eu un diagnostic clair pour déterminer le traitement. Mais cela aurait impliqué des prises de sang ou l’utilisation d’imagerie médicale. Ç’aurait pu être possible de la capturer pour faire les tests, mais ce n’est pas l’option qui a été retenue. Une de nos seules options de traitement était l’antibiotique à long effet et nous avions maintenant la technologie pour l’administrer.»

Administrer le traitement

Pour chaque espèce de baleine et selon son âge, l’épaisseur de la peau et de la couche graisseuse varie. L’outil pour injecter l’antibiotique ne sera donc pas le même. Dans le cas du baleineau baleine noire, l’équipe opte pour un outil servant habituellement à transmettre un calmant à des baleines noires empêtrées avant une tentative de dépêtrement. «C’est un système très spécialisé qui a été développé il y a une quinzaine d’années. Toutefois, il n’a servi que quelques fois, dont la dernière en 2011. Chaque fois, c’était sur des individus adultes», ajoute Sarah Sharp. Celui utilisé pour J50 n’avait pas la capacité de percer la peau des baleines noires et était adapté pour une dose d’antibiotique plus petite.

Le plan établi, il ne reste qu’à retrouver le baleineau. La surveillance s’accentue sur l’eau et dans les airs. Le 15 janvier, une équipe d’intervention quitte Fernandina Beach, Floride, en bateau. Elle réussira à administrer l’antibiotique. Toutefois, les pronostics ne sont pas encourageants. Ni la mère ni le baleineau n’ont été revus depuis. «On espère les revoir. On pourrait évaluer alors si on administre une deuxième dose ou si on cherche un autre traitement», souligne Sarah Sharp.

Si l’animal est trop blessé pour parvenir à se nourrir lui-même, il est possible que rien ne puisse être fait de plus. «Ne pas ou ne plus intervenir, c’est parfois l’option la plus difficile à choisir, mais la meilleure», convient Mark Bekoff. «Dans les interventions, il faut déterminer si l’animal est rendu trop amoché pour survivre. Il faut toujours se demander : le faisons-nous au nom de la baleine ou de l’humain? Autrement dit, la question devient parfois politique.»

Les deux cas précédents n’offrent pas nécessairement beaucoup d’espoir. Malgré le traitement administré, J50 est déclarée morte en septembre 2018, puisqu’elle n’a pas été observée avec son groupe depuis. Pour les deux rorquals à bosse de 2007, ils ont été revus quelques jours après le traitement, en meilleure condition. Toutefois, en l’absence de bonnes images de photo-identification, aucun suivi à long terme n’a pu être fait pour ces deux baleines.

Prévenir plutôt que guérir

Au large des États-Unis, dans les secteurs où des femelles et leur veau ont été observés, des avertissements aux navigateurs sont émis pour prévenir d’autres collisions. Mark Bekoff, souligne qu’il s’agit là de la meilleure option. «Ma règle générale en intervention dans une perspective de conservation compatissante, c’est “First do no harm”, “Ne pas nuire d’abord et avant tout”.»

Avec la croissance de la population mondiale, les défis de cohabitation avec la faune sont de plus en plus nombreux et complexes. Jusqu’où les équipes d’intervention choisiront-elles d’aller pour sauver un individu d’une espèce en voie de disparition? «Ces questions de conservation seront de plus en plus nombreuses au cours des prochaines années, malheureusement. Il vaut mieux se doter d’un cadre éthique pour analyser les problèmes afin d’être prêts à intervenir», conclut-il.

Actualité - 11/3/2020

Marie-Ève Muller

Marie-Ève Muller s’occupe des communications du GREMM depuis 2017 et est porte-parole du Réseau québécois d'urgences pour les mammifères marins (RQUMM). Comme rédactrice en chef de Baleines en direct, elle dévore les recherches et s’abreuve aux récits des scientifiques, des observateurs et observatrices. Issue du milieu de la littérature et du journalisme, Marie-Ève cherche à mettre en mots et en images la fragile réalité des cétacés.

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