Sommes-nous en train d’assister au retour de la baleine noire sur son territoire ancestral ?

Cela fait plus de dix ans que les baleines noires de l’Atlantique Nord viennent en grand nombre dans le golfe du Saint-Laurent, délaissant peu à peu la Baie de Fundy que l’on pensait être l’un de leur habitat essentiel. Les scientifiques s’accordent pour expliquer que ce changement de répartition est causé par une fluctuation dans la distribution des proies favorites de ces cétacés : les copépodes. Pourtant, cette baleine a déjà marqué l’histoire du Saint-Laurent pendant des siècles.

La chasse aux baleines noires au Québec

Les baleines ont beaucoup souffert de la chasse et la pêche euskarienne, c’est-à-dire propre au pays basque, cette petite région partagée entre la France et l’Espagne. Depuis le 11e siècle, les Basques chassaient déjà lucrativement au harpon les baleines grises, puis les baleines noires, qu’ils appelaient baleines de Biscaye ou sardak baleac, la « baleine en troupeau », dans le golfe de Gascogne en Atlantique. Ils épuisent toutefois le stock de cette région au 16e siècle.

La présence des Basques dans le golfe du Saint-Laurent est attestée très tôt, entre 1480 et 1530 lorsqu’ils s’engagent dans la pêche à la morue. Ils convoitent rapidement les nombreux troupeaux de baleines qui fréquentent la région. Les Basques s’établissent des saisons entières dans les eaux du golfe et de Terre-Neuve et on estime qu’une vingtaine à une trentaine de baleinières (biscayennes) et 2 000 marins sont présents chaque été! Ils exploitent principalement les baleines boréales et les baleines noires dans le détroit de Belle Isle et s’aventurent même dans l’estuaire du Saint Laurent, aux Escoumins, l’île aux Basques et jusqu’à l’île Chafaud aux Basques! Dans son article L’exploitation des cétacés dans l’estuaire du Saint-Laurent: survol historique, l’anthropologue Alain Bernard estime qu’il est hautement probable que ce soit pour poursuivre « l’une et/ou l’autre de ces espèces qu’ils ont porté leurs activités de pêche en face de Tadoussac vers 1580. » Les quelques fours à graisse toujours présents sur l’île aux Basques (estuaire maritime) et du Chafaud aux Basques (estuaire moyen) témoignent de la présence des baleiniers et de leur quête pour les grandes baleines.

Vue du four double sur le site archéologique des Basques-de-l'Anse-à-la-Cave. Restitution 3D. © Catherine Caron, 2011
Vue générale d'un four avec ses trois foyers sur le site archéologique DbEi-5 aux Bergeronnes. © Centre Archéo Topo
Four de la pointe sur le site archéologique DbEi-5 aux Bergeronnes. © Centre Archéo Topo

Pourquoi la baleine noire?

Les technologies de l’époque permettent surtout de viser les baleines les plus lentes :  les balénidés ou baleines franches, qui comprennent les baleines noires. Des baleines peu méfiantes, facilement rattrapées et harponnées par des rameurs à bord de petites embarcations. Champlain décrit en 1610 la manière dont les Basques chassent les baleines dans l’estuaire : « Ils achèvent de la tuer : et quand elle est morte, elle ne va plus au fond de l’eau ». Puisqu’elle flotte après sa mort grâce à son épaisse couche de graisse, cela facilite le remorquage jusqu’au rivage à marée haute. Lorsque la marée se retire, la carcasse est accessible pour être découpée et sa graisse fondue en huile. L’huile était vendue pour être utilisée pour l’éclairage, l’alimentation, le fonctionnement des outils et même comme enduit pour favoriser l’imperméabilité et la souplesse des bottes de cuir. Leur peau était exploitée pour fabriquer les lacets. Leurs fanons servaient à la confection de vêtements, de ressorts de chaises, de tabatières, et même pour les soies des brosses à cheveux!

Le saviez-vous? Les baleines boréales étaient aussi dans le Saint-Laurent!

Selon un document du 18e, les Basques croyaient que la région de Kamouraska était un lieu de reproduction de la baleine boréale, appelée alors la baleine de Grande Baye et surnommée « la barbue ». La grande baie – Baye – représentant alors le golfe du Saint-Laurent. La baleine boréale était probablement l’espèce la plus chassée par les Basques dans le Saint-Laurent et particulièrement dans le détroit de Belle-Isle. Cette espèce ne fréquente plus la région et sa présence dans les eaux du Saint-Laurent au 16e siècle aurait pu être favorisée par les conditions climatiques du Petit Âge glaciaire.

Une ressource qui semble inépuisable

Les récits historiques attestent de l’abondance des baleines dans le golfe du Saint-Laurent. Leur nombre était si important qu’elles représentaient même un danger pour la navigation.

Dans son livre, The Sea of Slaughter, Farley Mowat rapporte quelques témoignages de l’époque : « Le pire risque pour la navigation en Terre-Neuve n’était pas le brouillard, la glace ou les rochers inexplorés, mais les baleines, si grosses et si nombreuses que la collision avec elles constituait un danger permanent ». Dans les années 1600, les marins estiment que les baleines étaient si nombreuses dans le golfe du Saint-Laurent qu’elles « nous fatiguaient beaucoup et gênaient notre repos par leur mouvement continuel et le bruit de leurs jets ». Le Sieur Courtemanche en 1705 faisait une remarque surprenante: « Sur la rive nord du golfe du Saint-Laurent, les baleines étaient si nombreuses qu’elles s’approchaient si près de la terre qu’on pouvait les harponner sur les rochers ».

Ras les Basques!

Selon la zooarchéologie, on suppose que 12 000 à 15 000 baleines noires vivaient dans les eaux canadiennes et américaines au 16e siècle avant l’arrivée des Européens. Les baleiniers basques auraient tué entre 300 et 500 baleines annuellement entre 1530 et 1610 pour une prise totale de 25 000, voire 40 000, baleines noires et boréales. À partir de 1600, les Basques délaissent Red Bay, localisé sur la côte sud du Labrador, pour des raisons floues, mais qui pourraient être liées à la diminution du stock de baleines. Il est possible qu’un déclin des populations de baleines noires et boréales avait déjà débuté dès 1570! Dès 1620, la chasse à la baleine des Basques dans le détroit de Belle-Isle était déjà chose du passé, mais les dégâts sur la biodiversité sont quant à eux bien visibles.

La quasi-extinction des baleines noires dans le Saint-Laurent

Avec l’arrivée de Jacques Cartier et le départ amorcé des Basques, la présence européenne dans le Saint-Laurent amène avec elle la barbarie de la chasse commerciale et intensive. Les richesses fauniques du golfe et de l’estuaire sont surexploitées jusqu’à la quasi disparition de certaines espèces qui fréquentent ces aires depuis la déglaciation, dont la baleine noire.

Au milieu du 19e siècle, les baleines noires se font de plus en plus rares dans le golfe et l’estuaire du Saint Laurent. Néanmoins, la chasse continue sous le régime britannique et on sait que les baleiniers américains et gaspésiens sont présents dans le golfe. Les Gaspésiens, dont la proie de prédilection est la baleine noire, fréquentent le détroit de Belle Isle ainsi que le secteur de Gaspé et de l’estuaire, mais ne possèdent que 6-7 navires dans les années les plus fastes. D’autres espèces de cétacés, comme les grands rorquals, seront visées d’abord par les Gaspésiens puis par la chasse intensive du 20e siècle lancée par la création du canon à harpon à tête explosive.

Les ravages sur l’écosystème du Saint-Laurent

Les baleines noires ne furent pas les seules victimes des ravages de la chasse et une grande partie de la biodiversité du Saint-Laurent a été perdue. Selon Farley Mowat, les témoignages de l’époque attestent que l’on tuait tant de baleines dans le Saint-Laurent que la population d’ours polaires vivant sur le territoire se multiplia de façon extraordinaire, car ces derniers mangeaient les restes des carcasses chassées. Les ours polaires furent chassés jusqu’à leur disparition d’Anticosti et du nord du golfe au 17e siècle, puis de toute la côte du Labrador.

D’immenses colonies de morses étaient étalées dans le golfe et jusque dans l’estuaire. En moins de deux siècles, les morses du Saint-Laurent furent éliminées et cette population de l’Atlantique Nord-Ouest disparaît à la fin du 18e. Le grand pingouin (Pinguinus impennis) fut tant chassé que l’espèce s’éteignit en 1844. De plus, lors de son ancrage dans une anse de l’île aux Coudres en 1535, Jacques Cartier remarque « un nombre inestimable de grandes tortues » marines, une observation qui serait plutôt rare de nos jours étant donné l’état de cette population en voie de disparition.

Retour aux sources

La chasse à la baleine a eu de lourds impacts sur les populations de cétacés, et il est possible que l’effondrement de ces populations ait modifié leurs routes migratoires. Leur réapparition marque-t-elle le début d’un retour aux sources? Nous vous invitons à lire la suite dans la deuxième partie de cet article, qui aborde le retour des baleines noires sur leur territoire ancestral.

Actualité - 26/9/2024

Thalia Cohen Bacry

Thalia Cohen Bacry est rédactrice scientifique pour le GREMM après avoir été naturaliste en 2023. Diplômée de UBC, elle a complété une maîtrise en études internationales à l’Université Laval et poursuit un apprentissage dans plusieurs domaines, dont la géographie, les sciences politiques et le comportement animal. Fascinée depuis toujours par la protection de l’environnement, elle a grandi en Savoie, entourée des lacs et des montagnes, avant d’immigrer au Canada et de découvrir des espaces encore plus grands et plus sauvages. Intrépide, curieuse, et persévérante elle aime apprendre, observer, et analyser afin de sensibiliser à la sauvegarde de nos océans et ainsi contribuer à leur protection.

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