Alors que ma voiture déroule les kilomètres sur la route 132, mon œil est soudain attiré vers le large. De l’eau noire moutonnante s’élève un grand souffle de forme ronde, puis deux, puis trois. Puis une queue. «Une queue?!». Je jette la voiture au bord de la route, au niveau de Saint-Maurice-de-l’Échouerie, pour observer l’horizon. Alors que le vent souffle fort et que la houle se déchaine, une dizaine de rorquals à bosse s’en donne à cœur joie, breachant dans les vagues ou sortant les nageoires pectorales hors de l’eau dans un gracieux salut. Depuis le rivage, on aperçoit distinctement une queue noire et blanche se levant haut dans le ciel avant de frapper puissamment la surface.
Pendant une dizaine de minutes, la baleine répète cette manœuvre éclaboussante. Ce comportement, appelé « lobtailing », reste assez mystérieux. Tout comme le breach (sauts hors de l’eau), il est plus fréquemment observé lorsque la météo forcit et il semble lié à des activités sociales. S’agit-il de jeux, de menaces, d’un moyen d’amplifier les communications lorsque le vent et les vagues ont tendance à couvrir les vocalises, ou encore d’une astuce pour se débarrasser des parasites en se «grattant» dans les vagues démontées? Qui sait… mais quel spectacle !
Appendice horizontal, principalement cartilagineux, la nageoire caudale des baleines est un outil d’une remarquable efficacité pour se déplacer sous l’eau, à tel point que des chercheurs s’en inspirent pour améliorer la propulsion des grands navires. Mais pour les observateurs du Saint-Laurent, une queue de baleine est toujours une vision précieuse et émouvante, et parfois un élément bien utile pour identifier une espèce, un individu ou un comportement.
Le retour de Tic Tac Toe
C’est ainsi que le 11 juin notre collaborateur Renaud Pintiaux photographie la queue d’un rorqual à bosse au large de Tadoussac. La grande croix qui barre le lobe droit de la nageoire caudale ne laisse aucune place au doute: il s’agit de Tic Tac Toe! Comme toutes les baleines à bosse, Tic Tac Toe lève fréquemment la queue au moment de plonger, révélant un patron de coloration qui est unique à chaque individu et permet son identification, à la façon d’une empreinte digitale. Les chercheurs peuvent ainsi compiler les observations d’une même baleine, comprendre ses déplacements, connaitre son histoire, la fréquence de ses visites, etc. Pour le photographe, revoir Tic Tac Toe, baleine emblématique du parc marin et visiteuse régulière depuis 1999, est avant tout un moment émouvant, qu’il raconte dans ce carnet de terrain publié dans Baleines en direct.
Dans le parc marin du Saguenay-Saint-Laurent, les signalements se multiplient. Outre Tic Tac Toe et la jeune baleine qui l’accompagne – serait-ce un nouveau veau de notre fertile matriarche ? – un capitaine de croisière compte quatre rorquals à bosse lors de sa sortie du 12 juin. Le 15 juin au matin, des observateurs postés au Cap-de-Bon-Désir ont la chance de filmer une baleine à bosse levant la queue au moment de plonger. Malheureusement, l’angle ne permet pas d’identifier l’individu.
Au moins quatre rorquals communs ont également été observés dans le fleuve le 13 juin avec, parmi eux, une autre vedette: Ti-Croche. Cette fois, c’est la forme de la nageoire dorsale et les patrons de coloration qui ont servi à l’identification. Impossible de compter sur la queue pour cette espèce, qui la lève rarement quand elle plonge.
Et pourtant, cela arrive parfois! Un employé du parc national Forillon, ornithologue passionné et observateur de baleines, a eu l’incroyable surprise d’observer 12 rorquals à bosse, 8 rorquals communs et 7 ou 8 petits rorquals depuis le phare du cap Gaspé le 11 juin au matin et de filmer ce qui ressemble à un rorqual commun qui montre la queue (ci-dessous, à 0’56)! Si le phénomène est rare, il est parfois documenté, notamment sur des individus handicapés. Dans le cas présent, il semble qu’il s’agisse d’un rorqual commun de petite taille. Peut-être que sa flottabilité pas aussi bonne que celle d’un adulte et qu’il s’aide d’un petit « coup de queue » pour plonger?
Le long de la côte, les grands souffles
La migration bat son plein le long de la côte de la Gaspésie. Pas une journée sans que les riverains soient émerveillés par les grands souffles, au large.
Le 12 juin, au niveau de Grande-Vallée, l’eau sombre du Saint-Laurent laisse percer 7 ou 8 souffles de rorquals à bosse. «Des moments magiques!» souffle l’observateur. Le 13 juin, à midi, une baleine fait une courte visite à une habitante de Cloridorme. «Un petit jet, en face de la maison, puis plus rien. Et une autre observation au souper.» Le même jour, une observatrice installée à Pointe-Jaune note le passage de deux bosses et un commun au milieu d’une nuée d’oiseaux plongeant dans les bancs de poissons. Le 15 juin, un grand souffle en colonne est aperçu dans la baie de Saint-Yvon. Serait-ce déjà un rorqual bleu? Chez ce géant des mers, le fait de montrer la queue en plongeant semble très variable d’une population à l’autre et d’un individu à l’autre. On estime par exemple que 14 à 18% des rorquals bleus qui fréquentent le Saint-Laurent lèvent la queue, dont certains de manière systématique. Au Sri Lanka, une étude parle plutôt de 55% des baleines qui ont ce comportement.
Aux Îles de Mingan, le cétologue amateur Jacques Gélineau nous rapporte un rorqual à bosse, «mais aussi un petit rorqual tellement gros qu’on l’a presque confondu avec un commun» ! Samedi dernier, une passagère du traversier au départ de Baie-Comeau et en direction de Matane aperçoit un rorqual à bosse nageant en direction de Godbout. Est-ce lui qui, deux jours plus tard, accueille un habitant de Godbout à son réveil? « Quelle surprise j’ai eu au lever, quand j’ai regardé par la fenêtre, de voir devant chez moi ce grand rorqual, après plus d’un an d’attente», s’enthousiasme-t-il.
Et les bélugas?!
Toute la semaine, les eaux entourant Rivière-du-Loup et l’Île aux Lièvres ont accueilli des centaines de dos blancs, gris et bleutés. Près du quai de Rivière-du-Loup, les mères suivies de leurs petits s’approchent à moins de 100 mètres de la plage, en quête de petits poissons. Au large de Cacouna, mères et veaux socialisent aussi énormément, croisant parfois des petits rorquals. À Kamouraska, pas de bélugas à signaler, mais beaucoup de phoques communs, se séchant sur les rochers. Le 11 juin, depuis le traversier entre Saint-Siméon et Rivière-du-Loup, on observe, de loin, un groupe de béluga batifolant. L’eau bouillonne, dos, têtes et nageoires s’entrecroisent. Lors d’une cabriole, une queue blanche se lève, droite dans les airs.
Un étonnant animal a été observé à Cacouna par deux observateurs du Réseau d’observation de mammifères marins (ROMM) les 9 et 11 juin. Un cétacé semblable à une baleine à dents de couleur noire, possédant un melon. L’animal a été aperçu par deux fois, breachant, apparemment seul, au large. Nous espérons que de futures observations nous seront transmises, pour permettre d’identifier cet étonnant individu.