Le Réseau québécois d’urgences pour les mammifères marins reçoit le signalement d’une carcasse de béluga femelle sur la plage de Cacouna le 9 novembre 2019. Les premiers observateurs constatent que la queue d’un veau mort est visible au niveau de la fente génitale. La carcasse de la femelle gestante est acheminée à la Faculté de médecine vétérinaire de l’Université de Montréal. Une nécropsie est menée par l’équipe de Stéphane Lair, professeur titulaire en santé de la faune. Des échantillons sont envoyés en analyse. Les résultats qui paraitront prochainement seront compilés à tous ceux des autres nécropsies pratiquées sur des bélugas du Saint-Laurent. Puisque cette population est jugée en voie de disparition, les carcasses sont récupérées dès que possible afin d’effectuer un suivi serré des causes de mortalité.
Ce nouveau cas de mortalité coïncidant à une mise bas n’est malheureusement pas isolé au sein de cette population. «C’est même le problème numéro 1 présentement», mentionne Stéphane Lair. Dans une étude rendant publique l’analyse des résultats de nécropsies de bélugas de 1983 à 2012, son équipe et lui mettent en évidence qu’une grande part des carcasses retrouvées échouées sont des femelles et des veaux, et ce, particulièrement depuis 2008. La tendance se maintient malheureusement jusqu’à maintenant.
Quelles seraient les causes de l’augmentation de la mortalité des veaux chez les bélugas du Saint-Laurent?
Il est possible que l’augmentation apparente des mortalités de veaux soit associée à une augmentation des mortalités des femelles lors de la mise bas. En effet, la plupart des veaux nécropsiés ne présentent aucun signe de maladie, mais des signes de stress fœtal qui sont suggestifs d’une mise bas laborieuse. Par exemple, des restes de méconium (premier excrément du nouveau-né) sont trouvés régulièrement dans les poumons des veaux nécropsiés. De plus, la mise bas difficile est la cause la plus importante de mortalité des femelles adultes bélugas depuis 2008.
Quelles seraient les causes des mises bas laborieuses pour les femelles?
Le dérangement par les humains sur les femelles bélugas durant leur grossesse ou lors de la mise bas, une mauvaise nutrition, l’exposition à des perturbateurs endocriniens, il existe plusieurs hypothèses expliquant l’augmentation des risques de mise bas difficile.
«Lorsqu’on observe un phénomène nouveau dans la mortalité d’une espèce, on doit rechercher des causes qui sont elles aussi nouvelles», indique Stéphane Lair. «L’exposition des bélugas à certains retardateurs de flamme halogénés (RFH) émergents, comme les PBDE, a augmenté de façon exponentielle entre les années 1990 et 2000 et a maintenu un fort niveau de concentration jusqu’en 2012. Or, l’augmentation de la mortalité des femelles et des veaux due à des mises bas difficiles a débuté il y a environ 10 ans. Bien que le lien de causalité n’ait pas pu être établi très clairement, quelques études ont permis de placer ces RFH parmi les suspects intéressants ».
De nombreux autres changements dans l’habitat du béluga ont été observés dans des périodes similaires à celle de la hausse de mortalité des veaux et des femelles.
La saison des naissances des bélugas s’échelonne de la fin juin au début septembre, coïncidant avec la période de fort achalandage sur l’eau par la navigation. Le bruit émis par les embarcations, la présence et le mouvement des bateaux de plaisance et commerciaux sont des facteurs ayant pu jouer dans la hausse de la mortalité des femelles bélugas gestantes. En effet, en 2010 et 2012, la fréquentation des plaisanciers à la marina de Tadoussac augmente de façon importante. Ces mêmes années, les observateurs de Parcs Canada notent une hausse de la présence simultanée de bélugas avec des bateaux de plaisance dans le fiord. Or, pendant la même période, le Réseau québécois d’urgences pour les mammifères marins reçoit le signalement d’un nombre très élevé de carcasses de veaux.
La diminution de la quantité de certaines proies ou encore la baisse du couvert de glace qui atténue l’agitation des eaux durant les tempêtes sont d’autres modifications de l’habitat du béluga qui ont pris des proportions extrêmes de 2010 à 2012.
Lequel de tous ces suspects est le coupable? «Imaginons une femelle béluga gestante en hiver : la diminution du couvert de glace l’amène à parcourir d’importantes distances pour trouver des eaux plus calmes. Au printemps, elle ne peut pas s’alimenter de manière optimale parce que les stocks de poissons les plus gras ne sont plus en qualité et en quantité suffisante. L’été, au moment de mettre bas, elle se retrouve dans un trafic important de kayaks, voiliers, bateaux à moteur et cargos, source de stress et de dépenses énergétiques importantes. À cette condition difficile, s’ajoutent des effets de contaminants accumulés dans son gras. Qu’est-ce qui lui coutera la vie? Une de ces raisons ou la combinaison de plusieurs d’entre elles?», illustre Robert Michaud, directeur scientifique du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins.
Les nécropsies et l’analyse de leurs résultats à long terme se poursuivent. Ces études combinées à celles sur les causes possibles de mises bas laborieuses pourraient permettre de mieux comprendre les raisons du déclin de la population des bélugas du Saint-Laurent et de trouver des pistes de solutions pour son rétablissement.