Pendant l’été, le Saint-Laurent est une aire d’alimentation pour plusieurs rorquals bleus de la population de l’Atlantique nord-ouest. Ils se nourrissent exclusivement de krill, des petits crustacés planctoniques qui vivent en banc, et on estime qu’ils pourraient en manger jusqu’à quatre tonnes par jour. Ça, c’est si l’écosystème le permet. Arrivent-ils réellement à manger suffisamment afin d’accumuler de l’énergie pour survivre au jeûne hivernal et pour se reproduire? Est-ce parce qu’ils manquent de nourriture que les rorquals bleus de cette population sont en voie de disparition?

Pour tenter de répondre à ces questions, des chercheurs de Pêches et Océans Canada et leurs collaborateurs ont mesuré la densité des bancs de krill qu’on retrouve dans le Saint-Laurent. Mais comment savoir si ces densités sont suffisantes? En créant un modèle mathématique pour calculer les dépenses et les gains d’énergie liés à l’alimentation, selon la densité des bancs de krill. Voici quelques questions auxquelles les chercheurs ont dû répondre pour bâtir le modèle.

Quelle quantité d’énergie est dépensée pour prendre une bouchée?

En une seule bouchée, un rorqual bleu peut engouffrer 70 000 litres d’eau dans sa bouche élastique, ce qui est équivalent à son propre poids. Il va sans dire que cette technique d’alimentation implique de grandes dépenses d’énergie. Si les engouffrements ont lieu en profondeur, il faut aussi considérer les dépenses d’énergie liées à la plongée. Même les périodes de repos entre les repas impliquent des dépenses d’énergie associée à la respiration et au maintien de la température corporelle, entre autres.

Quelle quantité d’énergie est obtenue à la suite d’une bouchée?

L’apport en énergie d’une bouchée dépend avant tout de la densité du banc de krill visé, c’est-à-dire de la grosseur de la bouchée. De plus, les espèces de krill présentes dans le Saint-Laurent n’ont pas la même valeur nutritive : le krill nordique est 20% plus riche en énergie que le krill arctique.

 

Comment mesurer tout ça?

Les chercheurs ont suivi 10 individus grâce à des balises télémétriques qui enregistrent la vitesse et la profondeur d’une baleine pendant ses comportements de plongée et d’alimentation. Ces données permettent ensuite d’estimer les dépenses énergétiques impliquées dans ces activités, en se fiant aux connaissances sur les dépenses énergétiques de grands mammifères terrestres et de plus petits mammifères marins.

La densité de dix bancs de krill, situés à proximité de rorquals bleus en alimentation, a été mesurée grâce à un échosondeur. Cet appareil émet des sons, qui rebondissent sur le krill, et il en capte l’écho.

Quelle densité de krill est nécessaire à l’accumulation d’énergie?

Selon la théorie de la quête alimentaire optimale, un concept utilisé en écologie, les animaux ont évolué pour minimiser leurs dépenses d’énergie liées à la recherche et à la capture de nourriture, tout en maximisant l’énergie obtenue dans la nourriture. Et les rorquals bleus ne font pas exception: dans la vidéo suivante, un rorqual bleu engouffre le banc de krill le plus dense, mais laisse passer le plus petit banc, probablement parce que les gains en énergie n’auraient pas compensé les dépenses.

Lorsque les gains dépassent les dépenses, les rorquals bleus peuvent emmagasiner l’énergie supplémentaire en prévision de la migration, du jeûne hivernal et de la reproduction. Quelle quantité d’énergie doit être mise de côté pour toutes ces futures dépenses? Puisque l’énergie nécessaire pour ces fonctions est complexe à quantifier chez un animal aussi gros que le rorqual bleu, on peut se fier aux données similaires chez d’autres espèces de mammifères marins. Par exemple, pour des otaries à fourrure, les gains en énergie sont 3 fois supérieurs aux dépenses chez une population en croissance, alors qu’ils sont seulement 2 fois supérieurs chez une population en déclin.

Les bancs de krill du Saint-Laurent sont-ils assez denses?

Pour compenser ses dépenses énergétiques, un rorqual bleu d’une longueur de 25 mètres devrait viser une densité minimale de krill de 11 à 40 g/m3, un nombre qui varie selon l’espèce et la profondeur de son banc. Cette condition de densité est remplie par 12% des bancs de krill arctique et 5,5% des bancs de krill nordique analysés. Par ailleurs, environ 1,5% des bancs de krill analysés permettraient des gains trois fois supérieurs aux dépenses.

« Pour accumuler de l’énergie, les rorquals bleus doivent cibler les densités les plus hautes au sein d’un banc de krill», conclut Marie Guilpin, auteure principale de l’étude. Selon une précédente étude, lorsqu’ils ciblent de plus faibles densités, les rorquals bleus utiliseraient davantage de manœuvres pour rassembler leurs proies, ce qui pourrait en augmenter la réelle densité. Les balises utilisées dans la présente étude n’étaient pas munies de capteurs adéquats pour étudier ce type de comportement d’alimentation.

Plusieurs chercheurs soupçonnent que le taux de naissances est faible dans cette population, avec seulement 28 observations de baleineaux rorquals bleus dans le Saint-Laurent dans les 40 dernières années. Une faible accumulation d’énergie, liée à une trop faible densité de krill, pourrait participer aux problèmes de reproduction. En effet, en contexte de manque d’énergie, les fonctions essentielles à la survie sont conservées alors que la reproduction est négligée. Pour le moment, le lien entre une trop faible accumulation d’énergie et un faible taux de natalité n’est qu’hypothétique.

Pour tirer des conclusions sur un possible manque de nourriture, de nombreuses autres données devraient être incluses dans le modèle, telles que les dépenses énergétiques liées à la migration, à la gestation et à la lactation. De plus, le modèle ne tenait pas compte des autres aires d’alimentation que les rorquals bleus peuvent visiter ou bien des arrêts de chasse au cours des migrations. Finalement, Marie Guilpin souhaite aussi inclure l’influence du dérangement par les embarcations dans le modèle. «Lorsqu’un bateau se trouve à moins de 400 mètres d’un rorqual bleu, on observe une réduction du temps de plongée à 4 minutes au lieu de 10 minutes. Combien d’énergie peuvent-ils alors emmagasiner?», se questionne-t-elle.

Actualité - 22/10/2019

Jeanne Picher-Labrie

Jeanne Picher-Labrie a rejoint l’équipe du GREMM en 2019 comme rédactrice à Baleines en direct et naturaliste au Centre d’interprétation des mammifères marins. Baccalauréat en biologie et formation en journalisme scientifique en poche, elle est de retour en 2021 pour raconter de nouvelles histoires de baleines. En se plongeant dans les études scientifiques, elle tente d’en apprendre toujours plus sur la mystérieuse vie des cétacés.

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