En 2014, en Polynésie française, une femelle grand dauphin surnommée «Thaïs», est observée avec son premier veau. Deux mois plus tard, un nouveau-né mâle péponocéphale, aussi appelé dauphin d’Électre, se joint à la paire mère-veau.

Jusque-là, la situation n’est pas exceptionnelle : en effet, les grands dauphins sont connus pour «kidnapper» les baleineaux d’autres espèces, durant quelques heures à quelques jours. Mais l’association entre la mère et le petit péponocéphale aura finalement duré plus de trois ans, jusqu’au sevrage de ce dernier, une situation qualifiée d’étonnante par Pamela Carzon, auteure de l’étude documentant l’histoire du péponocéphale et membre du Groupe d’étude des mammifères marins (GEMM) [à ne pas confondre avec le Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM)]. Il s’agirait du premier cas d’adoption complète entre deux espèces différentes chez les cétacés et seulement du deuxième cas documenté chez des animaux sauvages.

Pour ajouter à l’exceptionnel, la mère s’est occupée de deux veaux en même temps, une situation inhabituelle pour des cétacés, chez qui aucun cas de jumeaux vivants n’a été documenté. Malgré la très grande demande énergétique liée à l’allaitement, «nous n’avons pas observé de conséquences négatives sur la mère grand dauphin. Les deux jeunes semblaient être en bonne santé», confirme Pamela Carzon.

Pourquoi la femelle a-t-elle adopté le petit péponocéphale ?

Les adoptions au sein d’une même espèce peuvent s’expliquer par des concepts de biologie évolutive : en adoptant un jeune de la même espèce qu’elle, une femelle favoriserait la survie de l’espèce en général, ce qui contrebalancerait les couts liés aux soins parentaux. Chez certaines espèces de baleines, les femelles vont aussi à l’occasion prendre soin des veaux des autres, un peu comme du gardiennage.

Mais les soins parentaux et les adoptions entre des espèces différentes donnent du fil à retordre aux biologistes. L’une des hypothèses est que ces comportements permettraient aux femelles d’acquérir des compétences parentales avant d’avoir leur propre veau.

Dans le cas présent, les chercheurs croient que la personnalité de la mère a favorisé l’adoption. En effet, cette femelle est connue pour sa curiosité et sa sociabilité envers les plongeurs de la région. De plus, sa récente mise bas a provoqué la sécrétion d’ocytocine, une hormone qui serait liée à l’attachement chez les mammifères. Ces changements hormonaux l’ont peut-être rendue plus apte à adopter le nouveau-né. Finalement, l’insistance du péponocéphale a potentiellement aussi contribué à son adoption.

Une dynamique de frères et sœurs

De nombreuses observations rapportent que le péponocéphale tentait de déloger sa sœur adoptive pour prendre sa place à proximité de la mère. D’ailleurs, dès l’âge d’un an et demi, la jeune grand dauphin manquait à l’appel, alors que le sevrage se déroule généralement vers l’âge de 4 ans. Est-elle décédée ou a-t-elle été sevrée prématurément? Impossible de le confirmer.

Un étranger accepté par sa communauté?

En plus d’être accepté par la mère, le jeune péponocéphale a semblé à plusieurs reprises s’être intégré dans le groupe aux yeux des chercheurs. Il socialisait avec des mâles juvéniles et reproduisait des comportements de grands dauphins, comme du surf et des sauts dans les vagues. Malgré cela, en avril 2018, le péponocéphale s’échoue vivant, avec de profondes blessures sur la tête, selon les observations d’une témoin. Une opération de remise à l’eau est effectuée. «La description des marques profondes et sanguinolentes sur sa tête nous a fait penser à des traces de morsures infligées par des grands dauphins. Il n’a jamais été revu suite à cette remise l’eau», raconte Pamela Carzon.

Sera-t-il un jour revu dans un groupe de péponocéphales? A-t-il succombé à ses blessures? Dans tous les cas, cette histoire est «fascinante», selon le directeur scientifique du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM), qui a déjà tenté de remettre à l’eau des bélugas nouveau-nés échoués vivants dans l’espoir qu’une femelle les adopte.

Pour voir des images du jeune péponocéphale et de sa mère adoptive et pour en apprendre davantage sur leur histoire, visionnez ce court documentaire réalisé en 2018.

Pour en savoir plus

  • (2018) Carzon, P., F. Delfour, K. Dudzinski, M. Oremus et É. Clua. Cross‐genus adoptions in delphinids: One example with taxonomic discussion. (États-Unis). Ethology 125(9): 1-8.
Actualité - 10/9/2019

Jeanne Picher-Labrie

Jeanne Picher-Labrie a rejoint l’équipe du GREMM en 2019 comme rédactrice à Baleines en direct et naturaliste au Centre d’interprétation des mammifères marins. Baccalauréat en biologie et formation en journalisme scientifique en poche, elle est de retour en 2021 pour raconter de nouvelles histoires de baleines. En se plongeant dans les études scientifiques, elle tente d’en apprendre toujours plus sur la mystérieuse vie des cétacés.

Articles recommandés

Le retour des baleines noires sur leur territoire ancestral

Depuis 2015, les baleines noires de l’Atlantique Nord font un retour marqué dans le Saint-Laurent, un lieu qu’elles ne fréquentaient…

|Actualité 20/11/2024

La baleine noire australe : Résiliente et fascinante

Connaissez-vous la baleine australe? Cousine des baleines noires de l’Atlantique et du Pacifique Nord, cette baleine noire évolue dans les…

|Actualité 28/11/2024

Explorer les océans du passé grâce aux cétacés éteints

Bien avant que les baleines que nous connaissons et aimons nagent dans nos océans, de nombreuses créatures se cachaient dans…

|Actualité 11/11/2024