Par Valeria Vergara, chercheuse affiliée à Ocean Wise

Ce billet a d’abord été publié sur le blogue d’Ocean Wise en anglais. Il a été traduit par Marie-Ève Muller.

Il est tard en soirée, le soleil arctique brille encore à l’horizon, et j’enregistre un groupe de bélugas qui s’est retrouvé temporairement coincé à marée basse dans un chenal de rivière. Ce n’est pas la première fois que cela se produit : deux autres groupes ont été récemment piégés dans le même chenal, sortant à la nage quelques heures plus tard avec la marée montante. Chaque fois que cela se produit, je cours à travers les plaines boueuses du delta pour déployer mon hydrophone dans la piscine de marée et écouter.

Nous sommes en 2015 et je me trouve à Cunningham Inlet, au Nunavut, dans une zone traditionnelle où jusqu’à 2 000 bélugas de la population de l’est du Haut-Arctique et de la baie de Baffin viennent prendre soin de leur veau. J’y suis pour étudier comment cette espèce communique dans un environnement encore vierge. La pollution sonore d’origine humaine — une menace omniprésente pour de nombreuses espèces de baleines et de dauphins — est totalement absente ici. Les pièges temporaires dans les rivières ont ajouté une dimension inattendue à mon étude !

Les cris de contact retentissent haut et fort dans mes hautparleurs. Ces appels sont le « allo, je suis ici » de l’espèce. Je l’ai découvert il y a plus de 15 ans, peu après avoir commencé à étudier la façon dont ces baleines loquaces communiquent acoustiquement. Les cris de contact ne ressemblent en rien aux pépiements et aux sifflements typiques qui constituent la majorité de leur répertoire vocal sophistiqué, mais sonnent plutôt comme de bruyantes tronçonneuses ou des portes rouillées qui grincent. Le caractère distinctif de cris nous permet de les identifier plus facilement et donc de les étudier de manière fiable.

Tandis que j’écoute, obnubilée, je pense, et pas pour la première fois, que les cris de contact que j’entends ne sonnent pas tous de la même façon. Et aujourd’hui, avec moins de baleines, je remarque aussi autre chose : il semble y avoir moins de variété dans la qualité acoustique des cris de contact qu’ils échangent. Et si… Et si chaque baleine produisait son propre cri de contact individuel pour s’identifier au groupe ? Et si les piscines de marée continuaient à se produire, et que je pouvais le documenter ? Si je pouvais savoir exactement combien d’individus ont été piégés dans le chenal de la rivière à chaque fois, et si je pouvais corréler le nombre d’individus avec le nombre de cris de contact distincts que j’enregistre à chaque fois… eh bien, cela pourrait nous donner un premier aperçu de la réponse !

Je me souviens du moment « Eureka » comme si c’était hier. Comme c’est souvent le cas avec le travail sur le terrain, les meilleures idées peuvent émerger lorsque vous êtes dans un endroit pendant un certain temps, et que vous devenez habitués aux animaux que vous étudiez. Arriver sur le terrain avec un protocole en tête est bien sûr essentiel, mais il est également important d’être attentif aux questions qui émergent, et d’être suffisamment flexible pour poursuivre ces questions.

Une étude non planifiée a donc été rapidement mise en place. Une équipe de tournage a permis de faire voler un drone au-dessus des baleines lors de chaque enfermement, ce qui m’a permis de compter les baleines beaucoup plus précisément que je ne l’aurais fait à hauteur d’œil. J’ai utilisé mon hydrophone pour enregistrer quatorze de ces piégeages naturels. J’ai également enregistré périodiquement le troupeau en liberté, à titre de comparaison.

De retour au laboratoire de recherche en conservation des mammifères marins (Marine Mammal Conservation Research Lab), Marie-Ana Mikus, extraordinaire technicienne de recherche sur les bélugas, et moi-même, avons passé de nombreuses heures à analyser ces enregistrements et à discuter avec enthousiasme de nos découvertes à chaque occasion. Il est apparu très clairement que lorsque les baleines étaient piégées dans le chenal, elles avaient recours à des cris de contact. Est-ce qu’elles appelaient leurs compagnons de l’autre côté du banc de sable ? Gardaient-elles le compte des unes des autres dans une situation perçue comme dangereuse ? Nous ne le savons pas, mais les cris de contact ne représentent que 10% des vocalisations produites par le troupeau en liberté, alors qu’ils étaient plus de la moitié (61%) lorsqu’elles étaient enfermées.

Beaucoup des cris de contact avaient des caractéristiques clairement identifiables que nous avons eu le plaisir d’observer dans les spectrogrammes (représentations visuelles d’un son). Au total, nous avons classé 87 types de cris de contact distincts produits lors des piégeages. Mais ne nous croyez pas sur parole : nous avons recruté 55 juges naïfs pour vérifier notre classification, une technique couramment utilisée dans le domaine de la bioacoustique. Certains des juges n’avaient jamais regardé un spectrogramme et certains étaient des biologistes qui avaient déjà travaillé avec des sons d’animaux, parfois même avec des sons de bélugas, mais n’avaient aucune expérience avec notre population d’étude. Notre classification a obtenu un accord écrasant.

 

Nous avons également constaté une forte relation entre le nombre de baleines et le nombre de types de cris de contact enregistrés dans un piège naturel. Cela pourrait signifier deux choses : que chaque individu produit son propre type de cri de contact, ou, si les pièges contenaient des groupes d’individus associés entre eux (plus le piège est grand, plus le nombre potentiel de ces associations est important), que chaque type de cri de contact était potentiellement partagé par quelques proches. Ces conclusions préliminaires selon lesquelles les cris de contact des bélugas pourraient être ce que les biologistes appellent des signatures vocales ont été publiées l’année dernière [1].

En quoi cela est-il excitant ? Les individus de toutes les espèces vocales, y compris les humains, n’ont-ils pas leurs propres caractéristiques vocales — le timbre — qui permettent de les distinguer ? Bien sûr, mais une signature vocale est un type d’appel qui montre des différences individuelles beaucoup plus accentuées que les différences souvent subtiles des caractéristiques de la voix. De plus, les signatures vocales doivent être apprises, tout comme les enfants en bas âge doivent apprendre à prononcer leur propre nom. Cela correspond très bien à notre recherche : les bélugas doivent en effet apprendre à prononcer ces cris de contact, ils les apprennent de leur mère, et il leur faut un à deux ans pour perfectionner ce type d’appel, comme l’a corroboré notre dernière étude, qui vient d’être publiée [2].

Le grand dauphin est l’une des rares espèces pour lesquelles des signatures vocales ont été documentées. Leurs sifflements-signature bien connus font en quelque sorte office de noms et jouent un rôle important en aidant les individus à se suivre les uns les autres dans leurs sociétés de fission-fusion, dans lesquelles la taille et la composition des groupes sociaux changent périodiquement et souvent de manière drastique. Est-il donc logique, du point de vue de l’évolution, de s’attendre à ce que les bélugas aient également des signatures vocales ?

Nous pensons que oui. Une récente étude révolutionnaire [3] met en évidence les parallèles importants entre les bélugas et les sociétés humaines. Nous sommes tous deux des espèces à longue durée de vie, profondément sociales et culturelles. Les sociétés de bélugas semblent être basées sur la fission-fusion et impliquent des associations étroites et fluides à long terme avec des individus qui sont membres de leur famille ou non, une coopération et de fortes traditions culturelles dans le contexte de communautés qui comprennent un grand nombre d’individus de tous les sexes et de tous les âges. Les mâles forment des amitiés et des alliances qui peuvent durer des années, les femelles non apparentées voyagent ensemble, ce qui aide probablement à élever les jeunes de chacune, et les jeunes d’âges multiples et de lignées maternelles différentes se rassemblent pour jouer et socialiser.

Alors comment les bélugas naviguent-ils dans ces relations sociales complexes et fluides ? Comment se reconnaissent-ils et se suivent-ils les uns les autres dans un environnement aquatique et sombre où la vision ne serait pas très utile ? Les appels d’identité peuvent être la réponse, les aidant à rester en contact acoustique avec leurs parents et amis proches au milieu des allées et venues chaotiques de leurs communautés intensément sociables.

Mais tant que nous n’aurons pas recueilli de données plus solides, notre réponse reste un « peut-être ». Après tout, il nous manque encore la partie la plus importante du puzzle : l’identification des appelants individuels ! Peut-on mettre un visage (ou plutôt une crête dorsale !) sur un appel ? Peut-être !

Lorsque Marie-Ana et moi avons découvert que nos collègues de Pêches et Océans Canada (MPO) et du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM) déployaient des balises temporaires d’enregistrement non invasives (DTAGS, qui se fixent aux baleines par des ventouses) sur les bélugas de l’estuaire du Saint-Laurent, nous avons sauté sur l’occasion de collaborer avec eux. Notre rôle ? Apparier les appels de contact produits par les individus porteurs de ces DTAGS temporaires avec les photos d’identité de ces individus (en faisant correspondre les photos au vaste catalogue photographique du GREMM de cette population menacée). Nous recevrons bientôt les enregistrements Dtag de 2020, la troisième et dernière saison !

C’est ainsi que fonctionne la science : les découvertes se complètent, de nouvelles idées émergent et des collaborations permettent de tester ces idées. Certaines idées sont rapidement écartées. D’autres mettent des années à être prouvées justes… ou fausses ! Nous espérons que les données sur le Saint-Laurent nous permettront de savoir si les cris de contact des bélugas sont strictement individuels ou s’ils sont partagés avec des parents ou des amis proches.

Il ne fait aucun doute qu’il s’agit là d’un domaine d’enquête fascinant. Je suis profondément curieuse ; je souhaite tellement en apprendre davantage sur une espèce qui nous ressemble tant. Mais la curiosité mise à part, reconnaître et donc surveiller acoustiquement des individus, des groupes et même des communautés a également des implications importantes pour la conservation des populations en déclin. Si nous confirmons que les cris de contact sont effectivement des signatures vocales, il s’ensuit que nous pourrions utiliser la seule surveillance acoustique pour comprendre l’utilisation de l’habitat et les schémas de répartition des bélugas individuels et de leurs proches. De plus, la manière dont ces baleines centrées sur le son utilisent le son est un aspect particulièrement important de leur écologie qui doit être compris pour avoir une idée des effets du bruit anthropique sur leur capacité à communiquer efficacement et à survivre.

Références

  • 1. Vergara, V. & Mikus, M.-A. Contact call diversity in natural beluga entrapments in an Arctic estuary: Preliminary evidence of vocal signatures in wild belugas. 35, 434–465 (2019).
  • 2. Ames, A. E. & Vergara, V. Trajectories of vocal repertoire development in beluga (Delphinapterus leucas) calves: insights from studies a decade apart. Aquat. Mamm. 46, 344–366 (2020).
  • 3. O’Corry-Crowe, G. et al. Group structure and kinship in beluga whale societies. Sci. Rep. 10, 1–21 (2020).
Carnet de terrain - 24/8/2020

Collaboration Spéciale

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