Nous avons profité du passage de l’anthropologue réputé David Jaclin lors de la présence de son équipe de recherche à Tadoussac en début de saison pour nous entretenir avec lui. Avec ses nombreux écrits sur la relation entre humains et animaux et son regard global sur le tourisme animal, nous ne pouvions pas manquer cette chance!

David Jaclin est directeur de l’Humanimalab, un laboratoire de recherche affilié à l’Université d’Ottawa. Leur sujet d’étude? « Tout ce qui n’est pas humain, mais qui nous rend humains — avec un intérêt particulier sur l’eau » nous explique-t-il. Ici, je vous partage les réponses les plus intéressantes qui sont ressorties de l’entretien que nous avons eu ensemble. Elles permettent de voir d’un œil nouveau ces mammifères marins auxquels nous tenons tant et les relations que nous partageons avec eux.

Parlons Beastness

Benjamin Vous abordez dans votre thèse doctorale la question de l’animal comme élément clé de nos économies et de nos cultures — le concept de Beastness. Ça amène de nombreuses réflexions sur l’impact d’un tourisme qui tourne autour de l’animal comme premier intérêt. Des villes comme Tadoussac en sont une preuve vivante et dynamique. Vous abordez spécifiquement la question des zoos, des aquariums et des Jungle Backyards où des humains et des animaux réputés sauvages vivent en domesticités —, mais voyez-vous des réflexions similaires avec des parcs comme le parc marin du Saguenay–Saint-Laurent ici?

David Jaclin L’animal c’est souvent la subsistance… Donc, que Tadoussac vive de l’animal, ce n’est pas surprenant puisque c’est aussi de la subsistance. Mais on n’est plus dans une subsistance alimentaire directe. On vit encore de l’animal, mais d’une façon différente. Beastness c’est un jeu de mots par rapport à ce business, mais quand on traduit en français cela signifie le commerce et donc le commerce de la bête. Ce que j’essayais de faire avec ça c’était de rappeler qu’un commerce c’est d’abord une relation et que cette relation n’est jamais uniquement économique. Qu’est-ce que ça veut dire que de faire commerce avec les animaux — et pas uniquement faire commerce de l’animal?

J’ai essayé d’ouvrir nos rapports qui sont historiquement majoritairement des rapports utilitaires. Donc l’animal est conçu et traité essentiellement pour ce qu’il peut nous rapporter : c’est le rapport proie-prédateur. Mais qu’est-ce que ça veut dire que d’entrer en relation avec un être vivant — pas pour ce qui peut m’apporter, mais peut-être aussi pour ce que cet animal est, par delà nos « besoins ».

Il y a aussi cette histoire du rapport marchand. Ça fait vivre une ville, ça fait vivre une communauté, ça fait venir des gens, ça fait rester des gens. On capte la vie baleine, la forme baleine, mais on capitalise aussi là-dessus. On crée de la valeur. D’une certaine manière, la baleine n’a pas son mot à dire dans cette histoire parce qu’il y a un rapport de force. Qu’est-ce qui se passe pour les gens qui viennent voir les baleines, comment on en sort de cette rencontre? Est-ce qu’on en sort comme un client satisfait? Ou est-ce qu’on en sort comme quelqu’un qui va maintenant rêver autrement?

Pourrait-on ramener le béluga s’il s’éteint?

B En 2018, dans votre publication dans Animals, Animality, and Literature, vous abordez de manière très intéressante la vague d’intérêt pour la dé-extinction arrivée au début des années 2010. Croyez-vous que les discussions au sujet de ramener des espèces de la mort au moyen de leur ADN nous distraient de la pertinence de protéger les espèces présentement vivantes? N’est-il pas un peu réconfortant de se dire qu’on pourrait faire revivre des espèces éteintes si les méthodes de conservation actuelles échouent?

DJ Pour moi, ce n’est pas réconfortant, c’est même très inquiétant. Il va faire quoi cet animal qu’éventuellement on arriverait à ressusciter, il va arriver dans quel monde? Une forme de vie c’est d’abord et avant tout des relations. Tu peux faire revenir avec l’ADN une forme avec tout un tas de techniques, mais elle va faire quoi cette forme de vie? Elle va s’attacher à quoi, elle va s’attacher à qui?

Alors oui c’est réconfortant pour tout un tas de gens de se dire qu’en fait, on n’a pas perdu notre monde et qu’on pourrait toujours le faire revenir. Mais il y a quelque chose d’étrange et d’inquiétant pour moi parce que c’est faux. Faux au premier sens du terme parce que le monde d’hier il ne reviendra pas, quoi qu’il arrive. Si tu veux faire revenir le monde d’hier demain, c’est aussi ne pas regarder ce que tu es en train de faire aujourd’hui. C’est plutôt du déni, c’est une grande entreprise de déni collective qui s’installe, derrière ces promesses de faire revenir ce que l’on a vu et fait disparaître…

Rêvons de baleines un peu!

B J’ai grandement aimé plonger dans quelques-uns de vos paragraphes sur le rêve. Au GREMM, on utilise beaucoup le conte et l’histoire pour faire ressentir une proximité aux diverses espèces du Saint-Laurent. Il va sans dire que la majorité des personnes qui nous entourent rêvent de voir ou de revoir des baleines de manière journalière. Avec la disparition d’espèces vulnérables, vous aviez dit que non seulement les rêves sur les animaux sont en jeu, mais aussi les rêves au moyen d’animaux le sont. Que voulez-vous dire par cela?

DJ Quand on pense à un animal, essentiellement on pense à sa forme. Ce qu’on oublie, c’est que c’est une forme de vie. La forme baleine, c’est cette forme-là qu’on vient chercher à Tadoussac — c’est une affaire d’œil, mais ces animaux sont aussi des univers. Donc une espèce en voie de disparition, ce n’est pas juste la forme qui ne sera plus là, c’est aussi tout l’univers que cette forme habite et à travers laquelle ces univers en question (de perception, de sens, d’actions) persistent. Une bonne partie du rêve ou de la fascination qu’on peut avoir pour ces animaux n’est pas limitée à leur forme, mais bien aussi à ce dont ces formes sont capables, ce que ces formes, en vivant, font et permettent. Quel monde acoustique sous-marin perdraient-on si les baleines venaient à disparaître?

Donc l’histoire du rêve, ça c’est chouette. Parce qu’on voit bien que dans le rêve on peut s’autoriser des projections qui sont un peu farfelues. On veut tous s’approcher de l’animal, mais on ne s’autorise pas à s’en approcher n’importe comment. Il y a des règles, il y a des désirs, il y a des interdits. J’ai l’impression qu’avec la disparition ou la perte de biodiversité, c’est aussi une perte de sensibilité qui est en jeu. C’est une perte de mondes, une perte en mondes qui rendrait la vie sur terre (et sur l’eau, au bord des eaux) beaucoup moins intéressante, riche et foisonnante! Il n’y a pas de vie uniquement humaine. Mais il y a des vies humaines qui rendent invisible tout ce qui est non humain et qui pourtant permet notre subsistance, comme l’eau ou le rêve.

Ne rêver que d’humains, ce serait un peu triste, non?

Album photo qui a été fourni par David Jaclin : « Ces photos me semblent intéressantes puisqu’elles parlent des différents rapports aux mammifères marins à travers le temps et l’estuaire »

On veut toujours être un peu plus près de l'aventure © David Jaclin
Le quai de Tadoussac - Où toutes les croisières débutent © David Jaclin
Le musée du CIMM - Une manière d'allonger la vie de ces mammifères marins à travers leurs histoires © David Jaclin
Nous n'avons pas toujours eu la même relation avec les Bélugas du Saint-Laurent... © David Jaclin
Actualité - 10/7/2025

Benjamin Gagné

Benjamin Gagné a rejoint l'équipe du GREMM en tant que rédacteur scientifique lors de la saison d'été 2025. Passionné par la communication environnementale et la sensibilisation citoyenne aux divers enjeux reliés aux changements climatiques, il utilise l'écriture et le graphisme pour transmettre son amour pour les milieux naturels et la vie s'y trouvant. Étant en fin de baccalauréat en études de l'environnement, il s'attend à continuer à approfondir sa compréhension des comportements humains à la maîtrise l'an prochain.

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