La défense du narval, cette longue dent torsadée qui peut mesurer près de 3 mètres, marque notre imaginaire. Mais elle constitue également une ressource inestimable de données à long terme pour mieux comprendre l’écologie de la licorne des mers. En analysant cette imposante dent, des chercheurs de l’Université McGill à Montréal et de l’Université Aarhus au Danemark ont pu en apprendre davantage sur le régime des narvals ainsi que leur exposition à des polluants chimiques. Baleines en direct se penche sur cette étonnante technique de recherche et ce qu’elle nous apprend des licornes de l’Arctique.
Une couche par année
Si l’on coupe la défense du narval dans le sens de la longueur, on remarque des étages de croissance annuelle, semblables aux cernes concentriques d’un arbre. Chaque couche renferme des informations sur les conditions de vie de l’animal à l’époque où elle a été créée. En analysant la composition des différentes couches de cette dent imposante, les chercheurs peuvent caractériser, par exemple, l’alimentation et l’habitat que des narvals ont eu au cours de leur vie.
S’adapter en mangeant des poissons différents
Dans une récente étude, les chercheurs ont analysé la composition d’échantillons de défenses de narvals en mesurant les niveaux de deux «traceurs de diète»: des isotopes stables de carbone et d’azote. Leurs résultats montrent l’évolution de l’alimentation des narvals de l’Arctique au cours d’un demi-siècle. Entre les années 1960 à 2010, ceux-ci seraient passés d’une alimentation majoritairement benthique, ou vivant près du couvert de glace (sea ice-associated), à une alimentation pélagique. C’est-à-dire qu’au lieu de chasser des proies vivant au fond de l’océan ou dans le microclimat des zones marines ayant une grande aire de surface glacée en été, ils se seraient tournés vers des espèces vivant plutôt dans la colonne d’eau. Ce changement de diète témoignerait d’une adaptation face à la fonte de la banquise, leur habitat naturel, désormais menacé par le réchauffement climatique.
De plus en plus de mercure
Les chercheurs ont également analysé la quantité d’un polluant chimique, le mercure, le long de la défense des narvals. Ils avaient émis l’hypothèse qu’un changement d’alimentation pourrait exposer davantage les individus au mercure. En effet, si les proies des prédateurs marins se situent à un niveau supérieur de la chaîne alimentaire, elles contiennent une plus grande quantité de mercure et leurs chasseurs accumulent plus rapidement du mercure au cours de leur vie. L’accumulation de toxines par l’ingestion d’organismes contaminés se nomme amplification trophique, une forme de bioaccumulation.
On observe une hausse rapide de la quantité de mercure chez le narval à partir des années 2000. Cependant, celle-ci ne serait pas liée au changement de diète des narvals puisque les espèces pélagiques se situent à un niveau similaire ou inférieur de la chaîne alimentaire comparativement aux espèces associées à la glace. Selon les chercheurs, elle serait plutôt liée à l’augmentation des émissions de mercure par les activités humaines ou à l’accroissement de l’accessibilité du mercure dans l’Arctique en raison des changements climatiques.
Des risques au niveau du cerveau
Or, lorsqu’elle dépasse un certain seuil, l’accumulation de mercure peut avoir des conséquences néfastes sur la santé des grands mammifères marins. En effet, le mercure est une substance neurotoxique, c’est-à-dire qu’elle s’attaque au système nerveux et aux fonctions cérébrales. Il est probable que l’accumulation à long terme de ce polluant chimique ait des effets variés sur les différentes parties du cerveau des baleines à dents.
Contrairement à d’autres espèces, les narvals ne possèdent pas de moyen efficace pour éliminer le mercure. L’ours polaire, par exemple, peut éliminer une grande quantité de ce contaminant en se débarrassant de sa fourrure lorsqu’il mue. Une récente étude analysant des échantillons de cerveau de narval, de globicéphale, de marsouin commun, d’ours polaire et de phoque annelé révèle, d’ailleurs, que la concentration totale de mercure dans le cerveau des odontocètes est plus élevée que celle des autres mammifères vivant dans le nord. À long terme, est-ce que l’accumulation de mercure altèrera les comportements des mammifères marins? Les chercheurs ne peuvent pas encore se prononcer.
L’analyse des défenses de narval de l’équipe de M. Dietz suggère que les changements climatiques et des activités anthropiques ont des effets secondaires, même sur des mammifères marins vivant pourtant loin des zones peuplées. En examinant une dent, les scientifiques peuvent s’intéresser à l’accumulation de contaminants qui ne se produit pas ou qui n’a pas d’impact important dans d’autres tissus plus communément étudiés comme les muscles ou la peau. La défense du narval constitue ainsi une archive bien utile pour décrypter l’historique de ces mammifères marins vulnérables aux cascades d’effets qu’engendrent les changements climatiques.