Vendredi 15 mai, 9h30. Chaussures aux pieds et sac à l’épaule, j’attends impatiemment l’appel qui donnera le coup d’envoi de cette journée peu ordinaire. Aujourd’hui, j’assiste au déménagement de trois squelettes de géants.
Un rorqual commun, un petit rorqual à bosse et une imposante baleine noire de l’Atlantique Nord embarqueront sur une remorque et parcourront 12 km pour rejoindre le Centre d’interprétation des mammifères marins (CIMM) de Tadoussac. Ils s’ajouteront à la plus grande collection de squelettes de cétacés du Canada en exposition. Le spectacle promet d’être fascinant, dès le 1er aout 2020 !
Déménager des géantes
Mais on ne déplace pas une baleine aussi facilement qu’un congélateur. Patrick Bérubé, l’un des « monteurs de squelettes », m’avait prévenu : « On doit d’abord aller récupérer le véhicule tracteur, puis la remorque, les sangles et le matériel pour construire une rampe.»
Le hangar se trouve au Domaine de nos ancêtres de la Ferme 5 étoiles, à Sacré-Cœur, en bordure de la route 172. C’est un grand bâtiment à l’allure banal ; pourtant quand le rideau automatique se lève, l’intérieur est tout sauf commun.
Kayaks et motoneiges côtoient pêlemêle cages thoraciques géantes et vertèbres de la taille d’un ballon de soccer. Des nageoires pectorales aussi hautes que moi sont accotées au mur, et un crâne de rorqual à bosse trône sur une table, équipé d’une rangée de fanons.
C’est ici que, pendant presque deux ans, Patrick Bérubé, bricoleur professionnel, et Michel Martin, naturaliste senior du GREMM, ont patiemment nettoyé et assemblé côtes, vertèbres et métatarses. Un travail minutieux dont nous avons suivi l’avancement dans nos carnets de terrain en janvier 2019, puis en janvier 2020.
Solidement arrimées
Le travail de montage sera achevé directement au Centre d’interprétation. Pour faciliter le transport et la manipulation, le squelette particulièrement imposant de Piper, la baleine noire, a ainsi été divisé en 4 parties, chacune solidement accrochée à une plateforme roulante. Car même débarrassées de leur chair et de leur graisse, les baleines pèsent leur poids. Environ 1500kg pour le squelette complet du rorqual commun !
Pendant que je m’abime dans la contemplation des courbes de ce qui fut autrefois le dos d’un rorqual à bosse, Michel et Patrick, eux, s’activent. À coup de scie, de clous et de vis, ils improvisent une rampe suffisamment large et solide pour supporter le passage des squelettes.
Organisant la chorégraphie des différents charriots, les deux comparses poussent quelques-unes des plus grosses pièces sur la remorque. L’espace est vite rempli par les immenses ossements, il faudra encore deux autres voyages pour rapatrier l’ensemble des squelettes. Vient alors une étape délicate : arrimer solidement le tout! « Notre grande angoisse, ça serait d’en perdre ou d’en faire tomber sur la route ! », me souffle Michel Martin.
Il est 14h quand l’étrange convoi s’élance enfin sur l’asphalte. Les fantômes blancs enchevêtrés qui tressautent derrière le pick-up font ralentir quelques voitures et lever la tête des rares passants. Mais le tout arrive sans encombre à l’entrée du Centre d’interprétation, sur les rives du Saguenay.
Bienvenue au CIMM!
Une à une, les pièces entrent dans la future nouvelle salle d’exposition du CIMM, encore en travaux. Elles viennent rejoindre les nombreux autres squelettes déjà présents : cachalot, petits rorquals, baleine à bec, marsouin, bélugas…
« Le travail est loin d’être terminé, me rappelle pourtant Patrick. Il faut encore les suspendre dans les airs et les arrimer solidement, terminer l’assemblage, et visser une à une les côtes de la baleine noire, qu’on a dû enlever pour passer les portes ».
Piper la baleine noire de l’Atlantique Nord fait aussi l’objet d’un soin particulier. Pour pouvoir fixer ses longs et pesants fanons (environ 270kg) à sa mâchoire, le CIMM a fait appel au savoir-faire des taxidermistes de l’entreprise Bilodeau Canada, de Normandin (Lac-Saint-Jean). Ceux-ci ont imaginé un support en aluminium et téflon, et procèdent actuellement aux derniers essayages dans leurs ateliers.
Une nouvelle vie
Les squelettes devraient être fin prêts à accueillir les visiteurs du CIMM à partir du 18 juillet. Mais après autant de mois passés ensemble, les géantes silencieuses ne vont-elles pas trop manquer à Patrick et Michel ? « Ça va faire drôle, c’est sûr », sourit Michel Martin, qui reprend aussitôt sa casquette de naturaliste et lance « Mais on les a nettoyées, on les assemblées…. et maintenant on va en parler ! »