« Jamais vu », « extraordinaire », « record » : les superlatifs se sont succédé pour décrire la saison d’observation des baleines dans l’estuaire durant l’été 2021. Chercheurs et croisiéristes ont été surpris par la quantité d’animaux présents dans et autour du parc marin du Saguenay–Saint-Laurent.

Les rorquals à bosse, animés de comportements très dynamiques et acrobatiques, ont particulièrement enthousiasmé les observateurs. Mais faut-il se réjouir de cette soudaine surabondance d’individus dans l’estuaire? Lorsque l’on questionne les chercheurs sur les raisons de cette présence massive de baleines à bosse en 2021, les hypothèses retenues soulèvent des inquiétudes sur le long terme.

Chiffres records

Au cours de l’été 2021, les équipes de recherche du GREMM ont photographié et identifié environ 70 rorquals à bosse différents dans l’estuaire du Saint-Laurent en collaboration avec l’équipe de Parcs Canada. Les contributions des capitaines et naturalistes des croisières aux baleines qui participent au programme ont permis d’ajouter plus d’une trentaine d’individus à la liste. Plus d’une centaine de rorquals à bosse différents ont visité le parc marin du Saguenay–Saint-Laurent entre juin et octobre 2021!

Pour mettre en perspective ce chiffre, voici quelques données historiques : avant 1999, un seul rorqual à bosse venait dans le parc marin (certains se souviendront de Siam, il vient toujours); entre 1999 et 2017, ils étaient moins de 10; en 2019, ils étaient 28, et en 2020, 29. Même sommet du côté des rorquals communs : 70 individus en 2021, soit plus du double de l’année précédente qui était une année normale. À l’inverse, les rorquals bleus ont brillé par leur quasi- absence, avec seulement 2 individus identifiés. Au-delà de toutes les épithètes l’été 2021 était certainement exceptionnel.

Le caractère exceptionnel de 2021 ne s’arrête pas à ces chiffres. « Ce qui est marquant, encore plus que leur nombre, souligne Robert Michaud, directeur scientifique du GREMM, c’est la présence soutenue des individus tout au long de la saison, avec des durées de séjour particulièrement longues, et le recrutement de nouveaux individus dans le secteur ». En effet, plusieurs baleines à bosse âgées, bien connues dans le golfe, ne s’étaient jamais aventurées jusqu’ici dans l’estuaire. Plus surprenant encore, les chercheurs ont photographié des animaux adultes totalement inconnus, c’est-à-dire jamais observés dans le Saint-Laurent.

Baleines en quête de nourriture

Qu’est-ce qui peut expliquer la présence d’une telle quantité de rorquals à bosse dans l’estuaire pendant l’été 2021? La réponse des chercheurs est assez unanime : c’est la nourriture qui fait bouger les baleines! « De deux choses l’une, précise Robert Michaud, soit la quantité de proies était exceptionnelle dans l’estuaire, soit elle était extraordinairement manquante ailleurs, ce qui aurait aussi pu pousser les baleines à se rabattre sur le ‘‘dernier restaurant’’ ouvert. »

Cristiane C. de Albuquerque Martins, scientifique des écosystèmes à Parcs Canada au parc marin du Saguenay–Saint-Laurent, abonde dans ce sens : « l’estuaire du Saint-Laurent est un cul-de-sac. Si les baleines sont venues jusqu’ici, c’est qu’elles n’ont probablement pas trouvé de nourriture ailleurs. Elles n’auraient pas fait le voyage pour rien. » Cette hypothèse est d’ailleurs étayée par les observations de Richard Sears, fondateur de la station de recherche des iles Mingan (MICS), qui étudie les baleines dans le golfe du Saint-Laurent depuis 45 ans : « En 2021, nous avons rencontré peu de rorquals à bosse, les animaux restaient peu dans le secteur et bougeaient beaucoup. Même chose pour les rorquals communs. Clairement, les animaux scannaient les eaux et ne trouvaient pas ce qu’ils cherchaient. »

Le séjour prolongé des rorquals à bosse et des rorquals communs dans l’estuaire laisse en effet croire que les baleines ont trouvé dans le parc marin ce qu’elles cherchaient : un garde-manger bien garni! C’est aussi ce qu’indiquent les relevés acoustiques des proies réalisés par l’équipe de Parcs Canada au parc marin. Samuel Turgeon, responsable du programme, détaille : « Nous avons malheureusement un jeu de données insuffisant sur cette saison, mais les quelques sorties réalisées ont mis en évidence une concentration importante de bancs de poissons, peut-être du lançon. J’avais rarement vu des bancs d’une telle envergure dans mes précédents suivis. »

Un écosystème en pleine mutation

Comment expliquer qu’une densité de proies aussi exceptionnelle apparaisse soudainement dans l’estuaire? La question reste en suspens. «C’est un phénomène à large échelle, qui fait intervenir un grand nombre de paramètres océanographiques, souligne Samuel Turgeon, mais on sait que les espèces pélagiques subissent des cycles dans leur population». On sait aussi que la répartition des proies est affectée depuis plusieurs années par les changements climatiques globaux. Dans le Saint-Laurent, l’eau se réchauffe, le taux d’oxygénation diminue et les courants marins se modifient, atteignant des records quasi annuels. Ces changements profonds ont un effet en cascade sur les proies… et leurs prédateurs, dont les baleines!

Robert Michaud note d’ailleurs que «jusque dans les années 2000, l’estuaire était un système assez stable où on prévoyait la présence des baleines d’année en année sans trop se tromper. Depuis 20 ans, ces patrons changent, et depuis quelques années, l’amplitude des variations annuelles est vraiment spectaculaire.»

S'adapter pour survivre

«Les conséquences des changements climatiques seront probablement catastrophiques pour tous les êtres vivants, prévoit Christian Ramp, chercheur spécialiste des baleines à l’Université de St Andrews, mais je crois que les baleines à bosse font partie des espèces capables de s’adapter. Nous, on a des frontières, elles, elles ont la capacité de se déplacer dans l’immensité de l’océan et d’adapter leur alimentation selon la disponibilité des proies». Le problème? La présence et le comportement des baleines vont être de plus en plus difficiles à anticiper. Un vrai défi pour la conservation. Pour Robert Michaud, «On l’a vu avec le cas des baleines noires de l’Atlantique Nord, on ne peut plus se permettre d’attendre plusieurs années en acquisition de connaissances pour mettre en place des stratégies de conservation. Il va falloir être plus rapides, plus réactifs pour parvenir à mettre en place et modifier les mesures pour protéger efficacement les baleines.»

Ce texte est tiré de l’édition 2021 du Souffleur, le bulletin annuel du GREMM. 

Actualité - 24/5/2023

Laure Marandet

Laure Marandet est rédactrice pour le GREMM depuis l'hiver 2020. Persuadée que la conservation des espèces passe par une meilleure connaissance du grand public, elle pratique avec passion la vulgarisation scientifique depuis plus de 15 ans. Ses armes: une double formation de biologiste et de journaliste, une insatiable curiosité, un amour d'enfant pour le monde animal, et la patience nécessaire pour ciseler des textes à la fois clairs et précis.

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