Chacune à leur façon, toutes les espèces de notre planète doivent composer avec les conséquences de l’action humaine, traçant ainsi, la trame de divers récits écologiques. Certains de ces récits se terminent tragiquement. D’autres, au contraire, nous permettent de relever la tête.

L’histoire de la baleine grise est l’un de ceux-là. Une histoire écrite au fil du dernier millénaire et comportant de multiples péripéties. À la fois faite de tristesse et d’inquiétude, mais aussi, de rebondissements et d’espoir. Une histoire qui démontre que la résilience propre à la nature, jumelée à de sages décisions humaines, peut accomplir des miracles.

Une histoire qui débute dans l’Atlantique

Il y a plusieurs siècles, les eaux poissonneuses de l’Atlantique étaient peuplées de baleines grises. À cette époque, il ne devait donc pas être rare d’observer leurs dos gris et bosselés à partir des côtes rocheuses de la Nouvelle-Angleterre ou des rives sablonneuses de la mer du Nord, de la mer Baltique, voire même de l’Islande.

Bien que le type de relation qu’elles pouvaient entretenir avec les humains de ces temps lointains soit incertain, il est évident que les choses ont dû changer drastiquement au fil du dernier millénaire. Car, si au début de celui-ci, la population de baleines grises de l’Atlantique semblait être bien portante, il n’était, vers sa fin, plus possible de l’observer nulle part.

Une disparition attribuable à la chasse baleinière qui se serait déroulée en deux temps. D’abord, ce sont les flottes européennes qui auraient, dès le 15ème siècle, décimé l’ensemble des baleines grises vivant dans l’est de l’Atlantique. Cette tragédie se serait ensuite répétée du côté ouest de l’Atlantique à cause du travail en synergie des flottes européennes et américaines. Ainsi, dès le 17ème ou le 18ème siècle, la baleine grise aurait été exterminée de l’ensemble de notre bassin océanique.

Une histoire qui se répète dans le Pacifique

Si la population de l’Atlantique avait déjà disparu au début 19ème siècle, l’espèce demeurait encore bien loin de l’extinction puisque les deux autres populations vivant dans un autre bassin océanique, respectivement à l’ouest et à l’est du Pacifique, demeuraient encore bien portantes. Mais la situation évolua rapidement lorsque les flottes baleinières découvrirent ces populations côtières.

Du côté est du Pacifique, il est écrit que c’est la découverte de leurs sites de mise bas en Basse-Californie, au milieu du 19ème siècle, qui initia le déclin foudroyant de cette population. Il aurait été si rapide qu’entre 1855 et 1875 la chasse serait passée de récoltes annuelles de plus de 400 individus à presque impraticable. En dépit de ce déclin alarmant des effectifs, la chasse de cette population se poursuivit à d’autres endroits jusqu’à la fin du 19ème, voire même durant le 20ème siècle. Résultat de cet effort acharné ; la population passa de quelques dizaines de milliers d’individus à moins de 2000.

De l’autre côté du Pacifique, le scénario fut encore plus dramatique. La chasse au harpon à la main et au filet y était déjà pratiquée depuis longtemps par les Japonais, mais l’introduction, vers la fin des années 1840, de techniques de chasse moderne et plus intensive par les américains et les européens vint déséquilibrer l’équilibre existant. Comme pour la population de l’est du Pacifique, on croit qu’au moment de l’abandon du secteur par les flottes occidentales, au début du 20ème siècle, les effectifs étaient déjà épuisés. Ce qui n’empêcha pas, malgré la rareté des baleines grises dans le secteur, la chasse de se poursuivre encore un peu au cours du siècle suivant, jusqu’à ce que, dans les années 1970, la population soit finalement considérée disparue.

Une histoire qui risque de se conclure dans l’Atlantique

Au 20ème siècle la situation pour les baleines grises était donc critique, sinon désespérée. Des trois populations d’origine, deux étaient éteintes et la dernière menaçait de les rejoindre incessamment. En résumé, personne n’aurait parié sur la baleine grise. Dans ce contexte, comment expliquer qu’il soit, maintenant, si facile d’observer ces baleines lors d’un voyage sur la côte ouest de l’Amérique du Nord?

Ce succès colossal serait attribuable à la signature d’un document clé, la Convention Internationale pour la Règlementation de la Chasse à la Baleine, qui renversa drastiquement la destinée de ces grandes baleines. En effet, à partir de 1947, il devint interdit de chasser ces animaux. Et, malgré le fait que certains continuèrent de le faire illégalement pendant encore plusieurs années, l’effet positif de cette nouvelle règlementation fut quasi immédiat pour la population du Pacifique Est. À partir de ce moment, les effectifs augmentèrent assez rapidement pour atteindre le total actuel d’environ 27 000 individus.

La population du Pacifique Est n’est pas la seule qui connut un revirement spectaculaire de situation. Quelques individus de la population du Pacifique Ouest furent redécouverts après qu’on eut eu cru cette population disparue. Et, même si la situation des environ 300 individus recensés demeure encore précaire, cette population connait un rythme de croissance d’environ 4% par année. Il est donc fort probable que, si cette tendance se maintient, la population de baleines grises de l’ouest suivra le même cheminement que celles de l’est du Pacifique.

Contre toute attente, le flot de bonnes nouvelles pourrait finir par rejoindre l’Atlantique. En effet, depuis le début des années 2010, des baleines grises ont été observées à quelques reprises le long des côtes européennes et africaines. Initialement considérées comme exceptionnelle, il est maintenant de plus en plus plausible que ces observations indiquent que l’espèce reviendra graduellement dans l’Atlantique en passant par un océan Arctique qui se libère lentement de son couvert de glace.

Il semble donc tout à fait possible que l’union des actions humaines éclairées jumelées à la résilience de la nature vont permettre aux générations futures d’observer à nouveau, comme l’ont fait nos ancêtres, des baleines grises de la péninsule coréenne jusqu’au golfe du Saint-Laurent.

Actualité - 22/2/2024

Sami Jai Wagner-Beaulieu

Sami Jai Wagner-Beaulieu contribue à l’étude des cétacés avec Réseau d’Observation des Mammifères Marins depuis 2020. Depuis son enfance, il apprécie côtoyer ces êtres aquatiques et c’est pour leur conservation qu’il a effectué des études en biologie aux quatre coins du monde. Il s’intéresse particulièrement à l’écologie des espèces peuplant les eaux laurentiennes.

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