Il est aujourd’hui indéniable que notre environnement subit des transformations rapides, irréversibles et radicales. La baleine, entièrement soumise aux lois de la sélection naturelle, ne peut s’adapter aussi rapidement que l’être humain, dont le potentiel d’adaptation a été décuplé par le progrès technologique – progrès qui, ironiquement, participe à l’intensification de la crise climatique. Par conséquent, les baleines seront confrontées à une multitude de défis à l’aube de cette ère de profonds bouleversements environnementaux qui les affecteront directement et indirectement en perturbant leurs habitats et leurs sources de nourriture.
Cette année, de la Gaspésie à la Côte-Nord, des températures anormalement chaudes ont été enregistrées dans le golfe et l’estuaire pendant la saison estivale. Les eaux de surface ont atteint 17 degrés celsius à certains endroits, soit trois degrés de plus que la normale saisonnière! Explorons ensemble quelques répercussions de la hausse des températures océaniques sur les baleines, répercussions qui se font déjà sentir sur l’ensemble de l’écosystème marin.
Effondrement du taux d’oxygène dans le Saint-Laurent
La montée des températures océaniques a des conséquences profondes sur les écosystèmes marins, générant un ensemble complexe de changements. L’hypoxie, une diminution importante du niveau d’oxygène disponible pour les organismes vivant dans l’eau, aggrave la situation. Mais quelles sont les causes de cette chute de l’oxygène dissous dans le Saint-Laurent? Elle s’explique en partie par la modification de la trajectoire du courant du Labrador, résultant de changements dans le régime des vents, qui autrefois apportait de l’eau froide et bien oxygénée de l’Arctique jusqu’aux profondeurs de l’estuaire. Cette transformation a conduit à des conditions critiques d’hypoxie à la tête de l’estuaire.
Le manque d’oxygène présent dans l’eau de mer représente une des conséquences probables du réchauffement climatique, car l’eau plus chaude contient moins d’oxygène. Par exemple, avec les récentes chaleurs extrêmes, on a constaté un effondrement des stocks de crevettes nordiques dans le golfe, alors que cette espèce a dû migrer vers une couche océanique supérieure, plus fraîche, pour combler ses besoins en oxygène. Cette migration cause une augmentation de la prédation et de la compétition interspécifique non justifiée.
L’importance des conséquences de l’hypoxie au niveau des couches moins profondes, notamment celles fréquentées par les baleines, est difficilement évaluable pour l’instant. On sait toutefois que ce phénomène jouera un rôle dans l’altération de la chaîne alimentaire, risquant de compromettre l’atteinte des besoins énergétiques des cétacés. Le plus inquiétant? Selon Alfonso Mucci, professeur-chercheur à l’Université McGill et spécialiste de l’océanographie chimique cité dans l’Actualité, aucune technologie moderne ne nous permettra de compenser cette perte massive d’oxygène, qui a atteint un point de non-retour malgré son caractère stable.
Acidification des océans
L’excès de dioxyde de carbone (CO2) atmosphérique provenant de l’utilisation excessive des combustibles fossiles doit être réabsorbé par les écosystèmes. Cependant, il existe une limite à la capacité d’un écosystème à absorber ces émissions, et le dépassement de ce seuil peut avoir des conséquences graves, notamment pour les océans, qui jouent un rôle crucial en tant que puits de carbone majeurs.
Une augmentation excessive de la concentration de CO2 dissout dans l’eau provoque une acidification anormale des océans, mettant en danger la biodiversité marine, en particulier les organismes dotés de coquilles ou de squelettes en carbonate de calcium, tels que les coraux, les mollusques et certains planctons. Cette acidification des océans perturbe l’ensemble de la chaîne alimentaire, des organismes microscopiques aux grands mammifères comme les baleines, représentant ainsi une menace significative pour la santé des océans et toutes les créatures qui en dépendent. Par conséquent, ce phénomène pourrait avoir un impact indirect sur les baleines en réduisant la disponibilité de leurs proies. Les espèces du golfe du Saint-Laurent sont particulièrement vulnérables, puisque cette eau s’acidifie plus rapidement que la moyenne.
Fonte du couvert de glace et augmentation du trafic maritime
Dans les régions polaires, en particulier dans l’Arctique, où plusieurs espèces de baleines résident, le couvert de glace joue un rôle vital de garde-manger et de refuge. Sous cette étendue glacée, les floraisons d’algues attirent le zooplancton, créant ainsi un écosystème nourricier pour les poissons. Les mammifères marins profitent de cette abondance pour se nourrir et s’abriter sous les glaces qui les préservent des conditions météorologiques difficiles.
Cependant, la réduction de ce couvert de glace a des conséquences dramatiques, particulièrement pour des espèces telles que le béluga et le narval, qui dépendent de ces refuges. L’accès grandissant aux eaux polaires entraîne une augmentation du trafic maritime, ce qui intensifie la pollution sonore et accroît les risques de collisions avec les cétacés. Le développement d’activités humaines, comme la pêche, pourraient aussi prendre un nouvel essor, constituant une menace de plus pour les mammifères marins. Ces modèles de glace imprévisibles peuvent également affecter la capacité des bélugas à migrer selon leurs itinéraires habituels et augmentent le risque qu’ils se retrouvent piégés dans la glace.
Cette fonte accélérée peut également favoriser la prolifération de certaines maladies, notamment celles causées par des parasites ou des agents pathogènes. Les baleines affaiblies par des conditions environnementales stressantes pourraient être plus vulnérables aux infections. Il pourrait donc y avoir une migration de ces maladies des régions froides aux plus chaudes, puisque ces agents pathogènes ou parasites sont normalement séquestrés dans les environnements polaires. Tel qu’observé par le passé, ce phénomène peut causer de grands épisodes de mortalité chez certaines espèces comme les phoques gris, les otaries, les morses et les ours polaires. Par exemple, le Phocine distemper virus (PDV), un virus qui s’attaque au système immunitaire et nerveux des mammifères marins, avait été détecté pour la première fois dans l’océan Pacifique en 2004, alors que des loutres de l’Alaska avaient été contaminées.
Modification des schémas migratoires et de la distribution des proies
Les changements climatiques peuvent modifier les schémas de circulation océanique et les conditions environnementales, ce qui affecte la distribution des nutriments et des espèces de proies. Par exemple, la modification du schéma du Gulf Stream aura pour effet d’amener l’eau plus chaude dans des zones d’eau plus froide, poussant certaines proies des cétacés, comme le krill, à se déplacer vers des eaux plus au nord, donc mieux oxygénées. On pourrait donc observer des modifications dans les aires d’alimentation des baleines, notamment chez les baleines franches de l’Atlantique Nord.
Celles-ci pourraient être amenées à déplacer leur quête de nourriture vers des eaux plus dangereuses – comme celles au sud du golfe du Saint-Laurent – dans lesquelles le risque de collision avec les navires et le risque d’empêtrement sont beaucoup plus élevés. Les baleines pourraient aussi être amenées à voyager sur de plus longues distances, augmentant leurs dépenses énergétiques, ce qui pourrait entraîner un stress nutritionnel et diminuer leur succès reproducteur.
Les zones de reproduction principales des baleines à bosse se situent principalement dans les Caraïbes, des zones déjà très chaudes avec des températures de surface oscillant entre 20°C et 28°C. Selon un scénario de changement climatique moyen, l’augmentation des températures de surface pourrait pousser une partie considérable de ces zones de reproduction au seuil critique de 28°C d’ici la fin du siècle. Face à ces changements, les baleines pourraient être contraintes de rechercher de nouveaux sites pour la reproduction et la mise bas. Cependant, une telle démarche s’annonce complexe, car les zones adaptées à leurs besoins reproducteurs les plus proches pourraient être situées à des milliers de kilomètres de distance.
Un autre exemple bien ancré dans l’actualité est celui de la relation prédateur-proie entre le petit rorqual et le capelan. Le capelan est un petit poisson d’eau froide qui se tient en banc et qui, à la fin du printemps, se rapproche du rivage pour venir y rouler par milliers et y déposer ses œufs. Cette année toutefois, les adeptes de ce délicieux poisson ont eu une mauvaise surprise : le capelan, d’ordinaire si frétillant sur les rives de l’estuaire et du golfe, s’est fait beaucoup plus rare.
Bien qu’il soit encore tôt pour tirer des conclusions alarmistes, le poisson, qui peut frayer soit sur les plages soit sur les fonds marins, aurait-il réorienter son choix face à une température de l’eau trop élevée sur les rives? Possible. Une chose est certaine, comme le petit rorqual, de nombreux prédateurs raffolent de ce petit poisson. Plusieurs personnes côtoyant le milieu marin ont d’ailleurs observé cette année une présence de petits rorquals plus marquée au large, alors qu’on les observe plus souvent le long des côtes. On pourrait donc retrouver d’ici quelques années un changement dans les schémas d’alimentation du petit rorqual possiblement causé par une augmentation des températures océaniques.
Augmentation du niveau de la mer
L’augmentation du niveau de la mer peut avoir une incidence sur les habitats côtiers, entraînant leur dégradation – l’érosion – ou pire, leur perte. Ces zones peu profondes sont particulièrement importantes pour la mise bas, le soin des jeunes et la reproduction chez les espèces de baleines à dents et quelques espèces de baleines à fanons.
Un avenir inquiétant, mais évitable
Bien que des hypothèses puissent être avancées, il demeure difficile de prédire les conséquences exactes du réchauffement océanique sur l’état de santé global des différentes espèces de baleines. En effet, leur vulnérabilité à ce phénomène reste insuffisamment comprise à l’échelle mondiale. Cela représente une lacune importante dans le milieu de la conservation, considérant que 37 % des mammifères marins sont actuellement classés comme étant en danger par l’UICN, selon une étude publiée en 2020. Il est aussi important de noter que les altérations des écosystèmes dues aux changements climatiques peuvent avoir des effets variables sur les différentes espèces, pouvant être bénéfiques pour certaines tout en étant défavorables pour d’autres.
La réduction de nos émissions de gaz à effet de serre et la mise en œuvre de mesures d’atténuation des changements climatiques ne doivent en aucun cas être négligées, la première avenue primant sur la deuxième. Sans sombrer dans le moralisme, certaines responsabilités nous incombent en tant que citoyens et citoyennes informé.e.s. Eh oui! Le savoir s’accompagne de privilèges, mais également de devoirs : les efforts individuels et collectifs – adaptés à ses moyens, évidemment! – et la sensibilisation des gens à la cause. Nous ne devons pas nous bercer d’illusions quant à l’ampleur de la crise en cours, mais l’espoir est permis, voire chaudement recommandé…