Vendredi matin, 22 septembre 2023
Attention, âmes sensibles s’abstenir!
Je me réveille peu après le lever du soleil, l’obscurité s’étant déjà avouée vaincue. La lumière dorée se livrait tout entière aux oiseaux hauts perchés, comme le doux baiser d’une mère tirant ses enfants du sommeil. Je me dirige vers le Centre d’interprétation des mammifères marins (CIMM), lieu d’amorce de cette aventure toute singulière. Je suis attendue par deux collègues, les autres protagonistes de cette histoire, et Michel, notre figure de proue pour la journée. Mes paupières semblent défectueuses ce matin, obstinées à se soumettre aux lois de la pesanteur. Nous prenons place dans notre vaisseau, direction Ferme 5 étoiles, lieu où Michel effectue sa mystérieuse besogne. Restez sans craintes, malgré son caractère un tantinet sanglant, ce récit n’est pas un polar!
Nous arrivons sur le site, un vaste terrain recouvert d’herbe jaunie par le soleil. Je suis instantanément transportée dans un passé lointain, rappelant une époque où la paléontologie était en effervescence, révélant des découvertes révolutionnaires pour la science. Je me surprends à m’interroger sur la vraie nature du véhicule dans lequel nous avons voyagé et m’imagine avoir été entraînée dans la célèbre DeLorean mise au point par l’excentrique « Doc » dans la fameuse trilogie Back to the future. Le ciel est clair, mais une brume incertaine flotte dans l’air, agrémentant d’une aura mystérieuse la vision qui se déploie sous nos yeux.
Michel nous fait signe de nous approcher des installations. Une bâche en toile blanche préserve des intempéries ce qu’il reste de la dépouille d’une baleine à bec de True, un cétacé à dents nommé en l’honneur du mammalogiste américain Frederick William True, spécialiste des cétacés et descripteur de l’espèce en 1913. C’est alors que mon imagination s’emballe, prête à me faire revivre une parcelle d’histoire, mais je n’ai malheureusement pas le temps de pousser mon élan créatif plus loin. Une odeur fétide se dégageant d’une carcasse de delphinidé en putréfaction me tire violemment de mes rêveries, comme on empoignerait un bambin qui se serait trop approché des eaux bouillonnantes d’une rivière en crue. Ces émanations piquantes me rappellent la sauvagerie de la nature, mais elles ne m’arrêtent pas.
Penché au-dessus d’une grande cuve en plastique, Michel nous présente son contenu : la dépouille d’un dauphin à nez blanc, découpé en plusieurs morceaux. Un peu macabre comme image, j’en conviens… La suite n’est pas plus séduisante : on devra dépecer sa tête afin de pouvoir extraire toutes ses petites dents à l’aide d’une pince. Eh oui! Toutes les pièces du casse-tête doivent être finement récupérées si l’on souhaite une reconstitution fidèle de l’espèce. Comme la baleine à bec, le squelette de ce dauphin ira probablement terminer ses jours au musée du CIMM. Sa mort n’aura pas été en vain, sa carcasse ayant désormais une vocation éducative.
Comme la tête est un peu gelée, nous devons patienter avant d’entamer notre travail. De plus en plus haut dans le ciel, le soleil ne tarde pas à honorer son devoir et à détendre la carcasse. Les mouches se font de plus en plus insistantes, chacune bien déterminée à avoir sa part du gâteau. Nous devons faire vite. Équipés de notre arsenal de destruction, nous tentons tant bien que mal de retirer des bouts de chair de l’animal afin d’accroître notre visibilité et de faciliter notre travail. Après avoir disloqué sa mâchoire, nous pouvons enfin nous camper dans nos rôles de dentiste. J’empoigne fermement mes pinces, prête à aller en guerre. Mon inspiration meurt à l’instant où j’enserre une dent et je commence à tirer. Bien ancrée dans son os, elle ne se laissera pas déloger si facilement. Nous tentons chacun notre tour de faire céder les dents à notre volonté, sans succès. Résignés face à une telle ténacité, nous décidons de nous atteler à une autre tâche.
Les os de la baleine à bec s’étalent devant nous, une mosaïque complexe de vertèbres massives, de côtes épaisses et de crânes imposants. Ma mission est claire : débarrasser ces ossements de leur revêtement charnel. Michel nous explique que les os doivent être bouillis afin d’attendrir la chair et alléger ainsi notre tâche.
Une fois les os ramollis, je saisis mon couteau, son tranchant luisant dans le soleil de midi, et je commence à gratter une première vertèbre. La chair, même si elle a été bouillie, adhère fermement aux os. Malgré l’odeur insupportable, nous réussissons à venir à bout de ce projet de longue haleine, entamé par d’autres collègues en début de semaine.
Les différentes étapes
Tout en s’acharnant à rendre à ces os leur gloire passée, Michel nous détaille les étapes du long processus qu’est la reconstitution d’un squelette de baleine. D’abord, un signalement doit être fait au Réseau québécois d’urgences pour les mammifères marins (RQUMM). Lorsqu’une carcasse est signalée, le RQUMM contacte le Centre d’interprétation des mammifères marins (CIMM) pour qu’il puisse déterminer si l’espèce trouvée est appropriée pour le musée. Si la réponse est positive, le corps de l’animal est transporté jusqu’à la ferme dans un camion conteneur. Cette étape est parfois précédée d’une nécropsie, terme désignant l’autopsie d’un animal mort.
Ensuite, la majeure partie de la chair de l’animal est retirée, et les os entament leur premier bain dans une immense cuve d’eau chaude. Ils macéreront un certain temps dans ce gros bouillon qui prendra des allures peu ragoûtantes. Lorsque toute la chair est retirée du squelette, un deuxième trempage est accompli. C’est l’étape du dégraissage, qui doit être effectuée dans l’eau tiède, à assez basse température. Le dernier trempage, celui-ci dans du peroxyde d’hydrogène, a pour objectif de redonner aux os leur couleur d’origine et de tuer les bactéries. Le squelette est par la suite rincé à l’eau froide et séché, avant d’être soumis à une dernière vérification. Les os semblent-ils bien dégraissés? Sont-ils en bon état? Finalement, à l’aide de quelques références en la matière, mais majoritairement grâce à l’expérience, l’étape du montage est entreprise à l’intérieur du CIMM. C’est une étape assez délicate et Michel nous fait part avec amusement des nombreuses erreurs de montage qui se sont glissés dans certains musées à travers le monde.
Un trésor oublié
Nous quittons le site en fin d’après-midi, sous un soleil cuisant de fin septembre qui allume en moi des sentiments plutôt contradictoires. La joie inattendue de profiter de la chaleur tardive de la saison sur la Côte-Nord se heurte à une angoisse persistante face aux conséquences imprévisibles des changements climatiques. Mon esprit s’égare encore quelques instants, puis je reviens à mes sens, au travail qui vient d’être accompli. Au squelette de cette noble créature qui sera exposé au musée du CIMM. Je me sens alors remplie d’une certaine forme de satisfaction, habitée par le sentiment d’avoir contribué à la restauration et à la mise en valeur d’un véritable trésor oublié, telle une paléontologue des temps modernes…