Un article de Robert Michaud

Pêches et Océans Canada publiait récemment les résultats du dernier recensement de la population des bélugas du Saint-Laurent effectués au cours de l’été 2014. L’indice d’abondance, calculé à partir des huit relevés aériens visuels effectués en aout et septembre, situe à environ 1600 le nombre de bélugas en 2014, soit près du double de l’estimation de 2012, qui situait la population à moins de 900. Les auteurs de l’étude avertissent toutefois que l’indice de 2014, issu d’une technique de recensement différente, ne peut être comparé aux précédents et n’indique pas une croissance de la population. Elle est toujours considérée en déclin de 1 à 1,5% par année depuis le début des années 2000 et son statut «en voie de disparition» vient d’ailleurs d’être officialisé dans la Gazette du Canada.

Depuis l’apparition du béluga du Saint-Laurent sur la liste des espèces en péril au Canada en 1983, la taille et la tendance d’accroissement de sa population ont maintes fois fait l’objet de débats et menés à des confusions. Baleines en direct vous offre cette semaine un survol de cette question à la fois simple et complexe : combien y-a-t-il de bélugas dans le Saint-Laurent?

Compter les bélugas

Compter des bélugas n’est pas aussi simple qu’il y parait. Depuis le début des années 1970, plusieurs types de recensements ont été utilisés pour dénombrer la population des bélugas du Saint-Laurent : des recensements aériens photographiques ou visuels avec des lignes parallèles ou perpendiculaires aux rives et même des inventaires par bateaux. Le problème est que chaque méthode donne un résultat différent. Après quelques tentatives infructueuses d’intégrer les indices des tout premiers recensements pour évaluer la trajectoire de la population, les chercheurs de Pêches et Océans Canada ont adopté en 1988 un protocole systématique, qu’ils ont pu reprendre à tous les trois à cinq ans jusqu’en 2009. Avec deux avions, équipés d’appareils photographiques de haute précision, ils pouvaient couvrir toute l’aire de répartition estivale des bélugas en quelques heures. À partir de 2001, ils ont également effectué, en alternance, des dénombrements visuels.

Les deux méthodes permettent de compter les animaux visibles à la surface. Les relevés photographiques en comptent habituellement entre 200 et 300 alors que les relevés visuels produisent des comptes plus variables, entre 100 et 400. Les résultats des deux types de recensements ne peuvent être directement comparés.

Malheureusement, les films utilisés pour les recensements photographiques ne sont plus disponibles et le recensement de 2014 était donc seulement visuel.

Estimer la taille de la population

Pour estimer la taille de la population, que ce soit à partir de recensements visuels ou à partir de recensements photographiques, il faut faire un peu de gymnastique statistique. Il faut utiliser des facteurs de correction pour tenir compte des animaux en plongée, donc invisibles à la surface, et pour tenir compte des secteurs non couverts sur les clichés photographiques ou par l’œil des observateurs.

Dans les cas des relevés photographiques, les clichés couvrent environ la moitié de l’aire de répartition. On doit donc multiplier par deux le nombre de bélugas comptés à la surface, en supposant qu’il y avait autant de bélugas dans les deux moitiés. Pour les relevés visuels, le principe est le même, mais l’ajustement est plus compliqué. On tiendra compte qu’il est plus facile de compter les bélugas juste en dessous de l’avion et que la probabilité d’en manquer augmente en s’éloignant de la ligne. On peut alors ajuster le nombre en tenant compte des chances de détection. Ainsi, pour l’une et l’autre méthode, avec quelques manipulations, on peut obtenir une estimation du nombre de bélugas visibles à la surface.

Toutefois, pour s’approcher de la taille réelle de la population, il faudra également estimer la proportion des bélugas sous la surface, invisibles à l’œil de l’observateur ou de la caméra. Les bélugas, comme tous les cétacés, passent en effet une grande partie de leur temps sous la surface. Lors des premiers recensements, les chercheurs multipliaient les comptes préalablement ajustés dans les secteurs non couverts, par 1,08, un facteur de correction qui était jugé très conservateur. À partir de 2002, le facteur de correction, calculé à partir de suivis de bélugas effectués en hélicoptère, passe à 2,09. En un seul calcul, les estimations de la population de l’époque passent de 500 à 600 bélugas à entre 1000 et 1200 … S’en suivit une belle confusion dans les médias et la population.

Aujourd’hui, bien que les chercheurs utilisent encore le facteur de 2,09, une étude en cours utilisant de nouvelles données jugées encore plus fiables, cette fois obtenues à partir des suivis télémétriques effectués entre 2002 et 2006, pourrait entrainer sous peu un nouvel ajustement.

Évaluer la trajectoire de la population

Les chercheurs disposent donc de deux séries d’indices d’abondance indépendantes pour évaluer la trajectoire de la population. Malheureusement, étant données les marges d’erreur autour de chaque estimation, aucune des séries ne permet à elle seule de détecter une tendance significative. Une analyse de l’efficacité (on parle de puissance en statistique) de ces recensements a d’ailleurs estimé qu’il pourrait prendre jusqu’à 40 ans pour détecter une augmentation ou une diminution de l’ordre de 1% et jusqu’à 20 ans pour un changement de 3%. Les chercheurs travaillent actuellement à rendre comparables les indices tirés des recensements photographiques et visuels, ce qui pourrait augmenter la puissance de détection de la série de recensements.

L’estimation de 2012, qu’on considère comme celui de référence, repose sur une approche mixte, c’est-à-dire un modèle de population qui incorpore des informations sur les paramètres vitaux des bélugas (par exemple l’âge à la première reproduction, le nombre d’années entre les naissances et la sénescence), la proportion de jeunes dans la population (estimée par l’analyse de clichés de photographie aérienne), le nombre et l’âge des mortalités enregistrées et les indices de la taille de la population obtenus par les recensements photographiques.

C’est grâce à ce modèle, élaboré par les chercheurs de Pêches et Océans Canada pendant l’année qui a suivi la vague de mortalités de nouveau-nés de 2012, qu’on sait que la population est en déclin de 1 à 1,5% par année depuis le début des années 2000 et qu’en 2012, elle comptait 889 individus. Évidemment, cette estimation comporte également des incertitudes. On peut les résumer en disant qu’il y a 95% des chances que la taille de la population en 2012 était entre 670 et 1 170 individus et 50% des chances qu’elle ait été entre 810 et 980 individus.

Combien y a-t-il de bélugas aujourd’hui? Les résultats du recensement de 2014 ne pouvant pour le moment être incorporés au modèle, la meilleure information disponible aujourd’hui demeure l’estimation de 2012. Les chercheurs de Pêches et Océans Canada, avec un vaste ensemble de collaborateurs, poursuivent leurs efforts pour améliorer nos connaissances et nos outils pour suivre l’évolution cette petite population. Ainsi va la science.

Rester vigilants

La protection et le rétablissement des espèces en péril posent des défis considérables et imposent des efforts non moins importants. Un de ces défis est le suivi des populations. La détection rapide de tout changement dans la taille, la composition ou le comportement d’une population en voie disparition peut être critique pour notre capacité à réagir et pour l’efficacité de nos actions. La difficulté à compter les bélugas et à détecter des changements dans la trajectoire de leur population nous impose d’être très vigilants.

Sources

  • Gosselin, J.-F., Hammill, M.O., Mosnier, A. and Lesage, V. 2017. Abundance index of St. Lawrence Estuary beluga, Delphinapterus leucas, from aerial visual surveys flown in August 2014 and an update on reported deaths. DFO Can. Sci. Advis. Sec. Res. Doc. 2017/019. v + 28 p.

Robert Michaud est le directeur scientifique et cofondateur du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins. Son histoire avec les baleines du Saint-Laurent a commencé quand il a été engagé comme naturaliste à bord des premiers bateaux qui emmenaient des touristes voir les baleines au large de Tadoussac au début des années 1980. Ce qui ne devait être qu’un emploi saisonnier est devenu le travail d’une vie. Il s’applique à mieux comprendre les bélugas pour mieux les protéger. 

Actualité - 12/5/2017

Équipe du GREMM

Dirigée par Robert Michaud, directeur scientifique, l’équipe de recherche du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM) étudie en mer les bélugas du Saint-Laurent et les grands rorquals (rorqual à bosse, rorqual bleu et rorqual commun). Le Bleuvet et le BpJAM quittent chaque matin le port de Tadoussac pour récolter de précieuses informations sur la vie des baleines de l’estuaire du Saint-Laurent.

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