Le bruit sous-marin est l’un des enjeux majeurs dans la protection des bélugas du Saint-Laurent, qui dépendent des sons pour se déplacer, s’alimenter, se reproduire et socialiser. Ces bélugas, on le sait depuis longtemps, vivent dans une zone très achalandée en termes de trafic maritime et sont particulièrement impactés par la pollution sonore. On sait désormais qu’ils ne sont pas tous égaux face à ce risque.

L’utilisation d’un nouveau système de simulation, développé par l’équipe de Clément Chion, professeur à l’Université du Québec en Outaouais et chercheur de l’Institut des Sciences et de la forêt tempérée (ISFORT), s’appuie sur des données comportementales sur le béluga et démontre à quel point l’impact individuel peut être sous-estimé. Ce modèle permet aussi de souligner la fragilité accrue des femelles et des veaux face à une augmentation du trafic maritime.

Changer de modèle

Comment déterminer le niveau d’exposition des bélugas à la pollution sonore causée par le trafic maritime ? Il existe plusieurs méthodes. Les approches classiques, centrées sur l’habitat, vont procéder à la superposition de cartes du bruit sous-marin avec des cartes de distribution des animaux. Par simplicité, ces approches vont soit considérer que toutes les baleines peuvent aller partout dans l’habitat (spatially mixed en jargon scientifique), soit se baser sur l’idée que les baleines sont statiques dans l’habitat (spatially static). Pourtant, ces deux hypothèses ne sont pas réalistes lorsque l’on connait le comportement des baleines, et le choix de l’hypothèse a pourtant un impact important sur les résultats obtenus.

Pour mieux modéliser le comportement des cétacés, Clément Chion et ses collègues ont donc utilisé un modèle basé sur les « agents » (ABM). Dans ce modèle informatique (nommé data-driven), un « agent » est une entité autonome. Avec cet outil, les chercheurs vont simuler les actions et les interactions des bélugas et des groupes afin de coller au mieux à la réalité. Ces données de comportement des bélugas sur l’utilisation du territoire sont issues du long travail de suivi des bélugas entrepris par les chercheurs du GREMM et de Pêches et Océans Canada. La photo-identification, particulièrement, permet d’établir où chaque individu est vu puis revu, offrant une vision bien plus individualisée des comportements.

L’impact individuel sous-estimé

Grâce à l’utilisation de ce nouveau modèle pour simuler les mouvements des navires et les déplacements des bélugas, les chercheurs ont pu évaluer que certains bélugas étaient bien plus exposés au bruit que d’autres au cours de leur vie. Or, cette exposition cumulative individuelle passe inaperçue avec des méthodes classiques de modélisation, qui permettent uniquement d’évaluer l’impact à l’échelle de la population et de l’habitat. En quoi est-ce essentiel pour la conservation des bélugas? En évaluant l’impact acoustique du bruit –actuel ou futur – au niveau de la population, on risque de sous-estimer le niveau de pollution sonore qui affecte les individus les plus exposés. Les études d’impact acoustiques seraient alors biaisées et les préconisations pour la navigation, mal adaptées.

Le Saguenay, un secteur important et menacé

Prenons par exemple le fjord du Saguenay, une aire estivale importante pour les bélugas du Saint-Laurent. Des individus y sont présents presque tous les jours entre juin et octobre. Dans le cadre de leur étude, Clément Chion et son équipe ont constaté que les bélugas fréquentant régulièrement la région profiteraient d’une moins grande exposition cumulative à la pollution sonore. Ce genre de sursis est important pour l’espèce, puisque le bruit d’origine humaine dans l’estuaire est particulièrement élevé.

Malheureusement, les projections montrent que le trafic maritime devrait augmenter de manière drastique à l’échelle globale d’ici 2030. Dans l’éventualité d’une augmentation du trafic maritime dans la rivière du Saguenay, l’effet serait démultiplié. En effet, l’étroitesse du fjord contraint les bélugas à des interactions très rapprochées avec les navires, entrainant une exposition très élevée au bruit. Ainsi, une augmentation du trafic maritime dans le Saguenay entrainerait rapidement une plus grande exposition cumulative à la pollution sonore des bélugas qui fréquentent le fjord, et les priverait d’un secteur calme de leur habitat.

Les femelles et les veaux particulièrement à risque

Or qui fréquente le fjord? Plus de la moitié des bélugas du Saint-Laurent, et notamment le deux-tiers des femelles! C’est la conclusion d’un premier volet de recherche de l’équipe de Clément Chion, qui avait pu montrer, modélisation et études comportementales à l’appui, qu’on avait sous-estimé leur fréquentation de cette zone. Les femelles, et particulièrement les mères accompagnées de leurs veaux sont donc les individus les plus vulnérables face à une augmentation du trafic maritime. L’augmentation de la nuisance sonore serait disproportionnée pour cette catégorie d’individus. Un risque d’autant plus grave considérant que la communication sonore est un élément essentiel dans la relation mère-veau.

Cette constatation avait amené les chercheurs, dès septembre 2020, à recommander un moratoire sur les projets qui pourraient augmenter le trafic maritime dans le Saguenay. Les conclusions publiées récemment insistent de nouveau sur l’importance de prendre en compte les comportements complexes des bélugas, aussi bien au niveau des interactions sociales que des déplacements, pour mettre en place des mesures de protection.

Actualité - 11/1/2022

Elisabeth Guillet Beaulieu

Elisabeth Guillet-Beaulieu a rejoint le GREMM en tant que rédactrice scientifique au début de l'automne 2021. Depuis toujours, elle est animée par un amour inépuisable de la biologie marine et des milieux aquatiques, amour qui se manifeste aujourd'hui dans la poursuite d'une carrière scientifique. Détentrice d'un baccalauréat en sciences biologiques, cette enthousiaste de l'environnement et de la conservation des milieux naturels a rejoint l'équipe de Baleines en direct dans l'espoir de partager sa passion contagieuse des mammifères marins tout en achevant sa maîtrise en environnement et développement durable.

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