Malgré la fin, en 1979, de la chasse commerciale ayant décimé les bélugas du Saint-Laurent, et la mise en place de nombreuses mesures de protection, ces baleines blanches sont encore aujourd’hui en voie de disparition. Leur population diminue à raison de 1% par an depuis le début des années 2000. Plusieurs facteurs sont déjà soupçonnés d’avoir mis en échec le rétablissement des bélugas. Or, une nouvelle étude menée par l’équipe de Rob Williams, chercheur chez Ocean Initiative, montre que les changements climatiques pourraient s’ajouter à la liste.
Trois menaces bien identifiées
Il est établi que les bélugas du Saint-Laurent font face à plusieurs menaces que l’on qualifie de sublétales. En d’autres mots, ces menaces ne provoquent pas directement le décès des bélugas à la manière d’un empêtrement ou d’une collision avec un navire, mais elles exercent une pression qui, à long terme, fragilise leur santé et leurs capacités de survie. Rob Williams et son équipe ont donc procédé à la création d’un modèle de viabilité, c’est à dire une projection mathématique permettant d’évaluer les effets à long terme de ces stresseurs sur la croissance de la population. Trois principaux «suspects» ont été pris en compte.
La première menace silencieuse est la présence de contaminants chimiques dans l’environnement. L’habitat des bélugas est situé juste en aval d’une des régions les plus industrialisées de la planète. Les bélugas se retrouvent donc exposés à une multitude de contaminants qui, au fil des années, se sont accumulés dans leurs tissus. Parmi ces composés figurent, entre autres, les PCB, le DDT, ou encore le Mirex. Plusieurs sont suspectés d’être reliés à des problèmes de santé majeurs rapportés chez les bélugas. Bien que l’usage de plusieurs de ces contaminants soit maintenant fortement régulé au Canada, voire banni, et que leurs concentrations dans les eaux du Saint-Laurent aient chuté depuis, d’autres substances, telles que les PCB et les PBDE, sont encore bien présentes.
Un autre stresseur notable est la présence de bruit sous-marin anthropique. Celui-ci est causé par la forte circulation maritime dans la région : des navires commerciaux aux traversiers, en passant par les embarcations de plaisance et de croisières à la baleine, tous ces bateaux engendrent la production de bruit ambiant dans l’habitat des bélugas. Leurs moyens de communication, qui sont essentiellement sonores, s’en retrouvent perturbés. Les veaux sont d’ailleurs particulièrement vulnérables face à cette menace.
La disponibilité de leurs proies principales, telles que les harengs et les poissons de fond, a aussi été prise en compte dans le modèle de viabilité des chercheurs. Elle est suspectée d’être très variable, voire même à la baisse, depuis plusieurs années. Cela affecterait la capacité de survie de la population, particulièrement celle des veaux.
Trouver un meilleur scénario pour les bélugas
Deux conclusions majeures ressortent des projections effectuées par Rob Williams et ses collègues. En premier lieu, les chercheurs ont constaté que réduire au maximum un seul – et même de deux – des trois principaux stresseurs ne serait pas suffisant pour que la population se remette à croitre. En effet, il serait nécessaire que les trois facteurs soient atténués pour le permettre. Cependant, même dans les meilleurs scénarios actuels, il est estimé que la croissance de la population de bélugas du Saint-Laurent n’atteindrait qu’un taux de 0,3% par an.
Pourquoi un si faible chiffre? Eh bien, d’après les chercheurs, cela s’expliquerait par les capacités reproductrices des bélugas réduites au cours des dernières décennies, mais aussi par un nouveau constat important. Un quatrième « suspect » vient s’intégrer à la complexe équation de leur rétablissement : les changements climatiques.
L’acteur climatique entre en jeu
En effet, quoiqu’ils ne soient pas directement responsables de la situation précaire des bélugas, les changements climatiques réduisent la résilience de ces cétacés en changeant et affectant des éléments vitaux de leur environnement tout en amplifiant certaines des menaces déjà présentes.
À titre d’exemple, la glace saisonnière est essentielle aux bélugas : elle aide à atténuer les fortes vagues du large l’hiver, réduisant ainsi les efforts qu’ils doivent déployer pour braver les courants. Cependant, le couvert de glace hivernal du Saint-Laurent est à la baisse depuis plusieurs années, et a même été absent en 2021. Il est donc théorisé que les bélugas doivent débourser de plus grandes quantités d’énergie qu’auparavant l’hiver, ce qui les affaiblirait.
De plus, qui dit moins de glace dit déplacements plus faciles pour les navires. Une potentielle hausse du transport maritime dans le Saint-Laurent en hiver, associée à une pollution sonore supplémentaire, serait donc possible dans les prochaines années, si cette tendance se poursuit.
On peut aussi questionner l’impact de la baisse du couvert de glace hivernal sur les proies des bélugas. La glace saisonnière est essentielle au cycle vital de plusieurs espèces aquatiques, il est donc possible que son amenuisement ait un impact sur la chaine trophique des bélugas.
La hausse de température dans le Saint-Laurent est aussi responsable d’une diminution de l’oxygène disponible dans l’eau, particulièrement dans les eaux profondes. L’ampleur des conséquences de ce phénomène n’est pas encore entièrement comprise, mais les poissons vivant près du fond marin en souffrent probablement déjà. Cela est inquiétant considérant que certaines de ces espèces appartiennent au menu des bélugas.
Ainsi, même si les changements climatiques ne constituent pas la cause principale responsable du déclin des bélugas du Saint-Laurent, ils exacerbent plusieurs des enjeux auxquels ceux-ci font face et contribuent à réduire la capacité de la population à amortir d’autres facteurs de stress. Afin d’offrir aux bélugas les meilleures chances de survie au cours des prochaines décennies, il est essentiel que la lutte contre les changements climatiques soit dès maintenant intégrée aux efforts de conservation, concluent Rob Williams et son équipe.