La pollution sonore est une menace grandissante pour les baleines, notamment pour la population de bélugas du Saint-Laurent qui est affectée par le passage fréquent des bateaux commerciaux. Ailleurs dans le monde, comme en Méditerranée et au large de la Californie, les bruits associés à des sonars militaires s’ajoutent à ceux du passage des navires. Depuis la fin des années 1980, on soupçonne un lien entre les exercices militaires et des échouages massifs de baleines à bec. Une récente étude publiée dans Proceedings of the Royal Society confirme ce lien et explique les causes physiologiques du phénomène.

Une histoire bien documentée

Les sonars militaires sont des sonars actifs de moyenne fréquence qui sont utilisés depuis 1960 pour détecter des sous-marins. Les baleines à bec, une espèce de baleine à dents, y sont particulièrement sensibles, car leur système auditif détecte justement les moyennes fréquences. Avant cette période, très peu d’échouages massifs de baleines à bec avaient été documentés.

Entre 1960 et 2004, parmi les 121 échouages massifs de baleines à bec documentés, au moins 37 étaient associés dans le temps et dans l’espace à des exercices impliquant des sonars militaires ou survenaient près d’une base militaire marine.

Un évènement a attiré l’attention sur une nouvelle problématique. En 2002, 14 baleines à bec se sont échouées aux iles Canaries pendant l’utilisation de sonars militaires par l’OTAN. Les nécropsies ont permis de découvrir des signes s’apparentant à ceux d’un accident de décompression. Cette affectation se caractérise par l’accumulation de bulles d’azote dans le sang et dans les tissus en raison d’une diminution rapide de la pression ambiante. Elle affecte les plongeurs lors de la remontée, mais peut aussi atteindre les mammifères marins, malgré leur adaptation à la vie aquatique. Cette découverte a fait controverse dans le milieu scientifique puisqu’on a longtemps cru que les baleines ne pouvaient pas en souffrir.

Depuis cet incident, des scientifiques ont cherché à confirmer le lien entre les sonars militaires, les accidents de décompression et les échouages massifs. La mise en commun des nouvelles connaissances a permis de faire le point et d’éliminer les doutes qui subsistaient quant à l’effet des sonars sur le décès de plusieurs baleines à bec.

Stress et bulles d’azote

Contrairement aux plongeurs, les baleines sont adaptées à la vie aquatique et ont développé des moyens d’éviter la formation de bulles de gaz. Par exemple, lors d’une plongée, elles diminuent leur rythme cardiaque et le diamètre des vaisseaux sanguins en périphérie du corps, ce qui permet à la fois d’économiser l’oxygène et de réduire la propagation de l’azote dans les tissus.

Les baleines à bec ont de remarquables capacités de plongée. Elles peuvent atteindre des profondeurs de plus de 1000 mètres afin de s’alimenter près du fond marin pendant une à deux heures. À titre comparatif, les humains sont susceptibles de souffrir de décompression lors de plongées de 30 mètres et plus. Entre les plongées, les baleines à bec restent seulement deux minutes en surface pour respirer. Elles ont tendance à remonter à la surface plus lentement que lorsqu’elles descendent dans les profondeurs, et leur remontée est plus lente que celles d’autres espèces de baleines. C’est un comportement qui pourrait limiter les risques de formation de bulles d’azote.

Des plongées profondes et longues sont associées à de plus grands risques d’accident de décompression. Toutefois, l’étude publiée dans Proceedings of the Royal Society mentionne que le profil de plongée seul ne peut expliquer les accidents de décompression des baleines à bec : il doit être combiné à un changement de comportement. Et les sons intenses peuvent être en cause. Les sonars militaires émettent des sons dans la SOFAR (Sound Fixing and Ranging), une couche d’eau située entre 600 et 1200 mètres de profondeur. C’est aussi dans ces profondeurs que s’alimentent les baleines à bec. Dans cette couche d’eau, la combinaison particulière de la pression et de la température de l’eau permet aux sons de se propager lentement et sur des milliers de kilomètres, affectant ainsi les baleines à bec sur une plus grande superficie. Et en plus, tandis qu’elles s’alimentent.

Les comportements des baleines à bec face aux sonars sont variés. Certains individus plongent plus longtemps et à de plus grandes profondeurs, ce qui pourrait augmenter le risque de formation de bulles d’azote. D’autres vont plutôt augmenter les pauses entre les plongées malgré l’impact négatif sur leur alimentation. Finalement, les baleines peuvent aussi s’éloigner rapidement de la source en augmentant leur rythme cardiaque et la contraction musculaire dans leurs membres, ce qui pourrait contribuer à la propagation de gaz dans les tissus ou à une décompression trop rapide, et entrainer la mort.

Rester malgré le bruit

Mais si les baleines à bec sont dérangées à ce point par les sonars, pourquoi restent-elles là? Une étude réalisée en Californie et publiée par Journal of Applied Ecology a montré qu’une espèce de baleines à bec, les baleines à bec de Cuvier, dépendent de la zone militaire qui contient une région abondante en calmars, leur nourriture préférée. Les chercheurs ont calculé la viabilité d’autres habitats potentiels à proximité pour la population en déterminant le nombre de plongées journalières nécessaires pour que les individus mangent à leur faim. Dans les habitats hors de la zone militaire, les baleines devraient faire entre 22 et 100 plongées, ce qui n’est pas réalisable considérant que le calmar se trouve à de grandes profondeurs. Dans leur habitat actuel, elles peuvent en faire seulement une pour répondre à leurs besoins!

Ainsi, malgré le dérangement causé par l’utilisation occasionnelle de sonars, les baleines à bec restent dans leur habitat pour se nourrir. À long terme, quels effets les sonars auront-ils sur la démographie des populations de baleines à bec? Certaines données indiquent que les populations exposées aux sonars auraient un plus faible succès reproducteur.

En 2004, le Parlement européen a demandé un moratoire sur l’utilisation de sonars militaires. Seule l’Espagne l’a adopté autour des iles Canaries et il n’y a eu aucun échouage massif dans la région depuis. Ainsi, les auteurs de l’étude suggèrent de limiter l’utilisation des sonars à moyenne fréquence aux endroits où ils sont utilisés depuis longtemps sans avoir causé d’échouages massifs. Les populations canadiennes de baleines à bec ne sont pas exposées aux sonars militaires, mais peuvent être atteintes de manière similaire par des explosions sous-marines ou des relevés sismiques.

Actualité - 15/2/2019

Jeanne Picher-Labrie

Jeanne Picher-Labrie a rejoint l’équipe du GREMM en 2019 comme rédactrice à Baleines en direct et naturaliste au Centre d’interprétation des mammifères marins. Baccalauréat en biologie et formation en journalisme scientifique en poche, elle est de retour en 2021 pour raconter de nouvelles histoires de baleines. En se plongeant dans les études scientifiques, elle tente d’en apprendre toujours plus sur la mystérieuse vie des cétacés.

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