On dit parfois que Tic Tac Toe, Capitaine Crochet ou Ti-Croche sont des baleines «fidèles», mais comment vraiment le savoir? Attention, on ne parle pas ici de la fidélité à un partenaire amoureux! Les baleines n’ont en effet pas de partenaires reproducteurs réguliers. On parle plutôt de fidélité à un site d’alimentation, comme celui de l’estuaire du Saint-Laurent. Quelques études menées dans le fleuve auprès de la population de rorquals communs ont permis de classer les individus de cette espèce en trois catégories: les résidents saisonniers, les visiteurs réguliers et les visiteurs occasionnels.
Les premiers pas
Pour déterminer le niveau de fidélité d’un individu, les chercheurs utilisent des paramètres bien précis, qui varient selon les espèces. Parmi les cétacés du Saint-Laurent, la fidélité a été évaluée chez les rorquals communs seulement.
Afin de créer les catégories de visiteurs, les chercheurs ont calculé le taux de retour entre les années, c’est-à-dire le nombre d’étés, sur un nombre d’années donné, durant lesquels les individus ont été observés. Par exemple, pour qu’un individu soit considéré comme un fidèle résident saisonnier, il doit avoir été vu quatre années sur cinq. Les visiteurs réguliers, quant à eux, sont aperçus 40 à 75% des années, et les visiteurs occasionnels, moins de 40% des années. Ce paramètre a été établi par Robert Michaud et Janie Giard en 2000.
La suite : rester longtemps pour résider
Au cours des dernières années, Timothée Perrero, membre de l’équipe de recherche du GREMM, a repris le travail d’identification des rorquals communs et a poussé encore plus loin la catégorisation des visiteurs. «C’est bien beau d’avoir observé un individu une fois chaque été pendant cinq ans, mais ça ne veut pas nécessairement dire qu’il est un résident. Un résident, ça reste plusieurs jours au même endroit. Alors, la question qu’il faut se poser ensuite c’est: “quand un rorqual commun vient, combien de temps reste-t-il?”» explique-t-il.
Ainsi, un nouveau paramètre s’ajoute lors de l’évaluation du niveau de fidélité d’un individu. Il s’agit du taux de fréquentation saisonnière. On calcule ce taux en divisant le nombre de semaines de présence d’un animal par le nombre total de semaines de la saison estivale. Les individus les plus fidèles passent environ quatre semaines dans le fleuve chaque été.
Les données, la clé
Comment les chercheurs font-ils pour savoir quand et à quelle fréquence les rorquals communs se baladent dans l’estuaire? La réponse est simple: ils passent d’innombrables heures sur l’eau, dans leur bateau de recherche, à ratisser le territoire et à photographier les individus qu’ils rencontrent. Concrètement, une équipe de scientifiques se dédie à la photo-identification des rorquals communs deux jours par semaine durant toute la saison estivale. Plus les chercheurs photographient fréquemment la même baleine au cours de l’été et des années, plus ils supposent que cette dernière est présente longtemps et souvent.
Au total, cinq à dix résidents saisonniers fréquentent le fleuve chaque été. Ce sont souvent des vedettes bien connues du parc marin, comme Capitaine Crochet, aperçue presque chaque année depuis 1994 et jusqu’à sa disparition en 2013, et son baleineau Ti-Croche, observé chaque année depuis 2016.
D’ailleurs, la fidélité se transmettrait potentiellement de mère en veau. Par exemple, Ti-Croche pourrait avoir pris l’habitude de venir dans le parc marin avec sa mère Capitaine Crochet, puis avoir choisi d’y retourner par lui-même une fois l’âge adulte atteint. Cependant, il ne s’agit que d’une spéculation; les chercheurs ont émis cette hypothèse, mais ne l’ont pas encore confirmée.
Même la fidélité n’est pas éternelle
Les rorquals communs ont une espérance de vie aussi longue que la nôtre. Un peu comme pour nous qui changeons de maisons, de villes ou même de pays au cours de notre existence, il n’est pas étonnant que la fidélité des baleines à un site particulier varie au fil de leur vie!
Plusieurs évènements peuvent modifier le niveau de fidélité d’un individu. Si un rorqual commun subit un empêtrement ou une collision dans le fleuve, il est possible qu’il choisisse de ne pas y retourner l’année suivante. De la même manière, s’il n’arrive pas à s’alimenter correctement durant un été, il ne risquera pas nécessairement le détour une nouvelle fois l’été suivant.
En reconnaissant les individus les plus fidèles grâce à la photo-identification et à la catégorisation, les chercheurs arrivent à mieux comprendre les comportements des individus et des groupes, et surtout à mieux repérer les changements dans l’environnement qui influencent les comportements des individus. Cela leur donne des indications sur la présence ou non de nourriture en quantité suffisante et sur les dérangements globaux, comme la pollution sonore et le trafic maritime. «Disons qu’un résident saisonnier reste normalement pendant dix semaines, et que cette année, il est observé pendant seulement trois semaines, ça m’envoie des signaux sur la santé des écosystèmes. Si on dilue les individus fidèles parmi tous les autres, on ne voit pas nécessairement ces signaux-là», termine Timothée Perrero.