Par Maureen Jouglain
Le Saint-Laurent recèle en ses eaux une richesse biologique insoupçonnée. En plus d’y abriter plusieurs espèces de mammifères marins, on décompte également au moins cinq espèces de squales: le requin du Groenland, le requin blanc, le requin pèlerin, l’aiguillat commun et le requin maraiche. Mais qu’est-ce qu’un requin et qu’est-ce qui le différencie d’une baleine? Une façon rapide d’y répondre consiste à dire que les requins sont des poissons, tandis que les baleines sont des mammifères, mais la frontière entre les deux ne fut pas toujours aussi claire. En 1818, un procès visait à déterminer une fois pour toute si la baleine était un poisson ou non. Dans une société pré-darwiniste où les arguments économiques et religieux s’opposaient à ceux d’une science encore toute jeune, l’issue du procès n’était pas si évidente. Près de deux siècles plus tard, avec l’avancée des sciences et de notre compréhension de l’évolution, les éléments de réponse se précisent.
Deux histoires différentes
Afin de comprendre ce qui distingue ces deux groupes, il faut remonter le temps. On compare souvent les requins aux dinosaures, et pour cause; ils ont bel et bien coexisté il y a plusieurs millions d’années. Pourtant les chondrichtyens ou poissons cartilagineux, réunissant les requins, les raies, mais aussi les chimères, sont plus vieux encore que ces créatures préhistoriques. Ils sont le fruit d’une longue histoire évolutive qui prend racine au Paléozoïque (ère primaire), il y a environ 430 millions d’années, avant même que les premiers organismes n’aient conquis la terre. Il faudra néanmoins attendre encore 200 millions d’années, soit le Mésozoïque (ère secondaire), pour voir apparaitre les requins dits « modernes » que nous connaissons aujourd’hui. À cette époque, les premiers mammifères marchent sur la terre. Bien que l’histoire de leur origine contient encore plusieurs zones d’ombre, les baleines sont apparentées aux mammifères ongulés (hippopotame, cochon, vache, etc.). Il est estimé que ces derniers auraient regagné la mer il y a 50 millions d’années durant le Cénozoïque (ère tertiaire). À l’échelle de la Terre, les cétacés sont donc le résultat d’une évolution bien plus récente que les requins.
Cette différence de parenté est donc à la base de leur divergence dont l’une des manifestation la plus frappante est la façon dont ils nagent, et plus précisément, dont ils oscillent la queue. Les poissons, groupe dont le requin fait partie, ont un mouvement caudal horizontal (de gauche à droite), tandis que les cétacés ondulent leur queue de haut en bas. Cette différence qui parait presque anecdotique témoigne en fait de l’héritage laissé aux mammifères marins par leurs ancêtres terrestres : lorsque les mammifères quadrupèdes courent, leur colonne vertébrale fléchit de haut en bas. Les cétacés ont donc conservé cette même anatomie, bien qu’ils aient perdus leurs membres antérieurs.
Toutefois, même si les requins restent de gros poissons, certains traits de leur biologie les rapprochent des cétacés, en particulier ceux liés à leur reproduction. En effet, une croissance lente, une maturité sexuelle tardive et un faible potentiel reproducteur rappellent plutôt des traits de mammifères. C’est d’ailleurs ce qui les rend très vulnérables à la surexploitation.
Et un requin baleine, c’est quoi?
Plus gros poisson vivant sur Terre, le requin baleine est surnommé ainsi en raison de sa taille imposante et de ces comportements alimentaires. Souvent comparé au rorqual bleu de par sa taille, il partage avec lui le même engouement pour le krill et le plancton plus généralement, qu’il filtre à travers ses branchies à la manière du rorqual à travers ses fanons. En effet, tout en nageant gueule béante, l’eau chargée de proie s’engouffre dans sa cavité buccale avant d’être expulsée par ses fentes branchiales conçues pour retenir tout organisme mesurant plus de 2 millimètres.
Cohabitation dans le Saint-Laurent
Enfin, comme mentionné plus haut, plusieurs espèces de baleines et de requins se partagent les eaux du Saint-Laurent. Les squales s’attaquent-ils aux baleines? Cela dépend. Les requins, dont le requin du Groenland et le requin blanc, sont des prédateurs opportunistes, c’est-à-dire qu’ils se nourrissent de ceux qui croisent leur chemin, incluant des mammifères tels le béluga ou le marsouin. Le requin du Groenland est surtout charognard, il a un penchant pour les proies déjà mortes tandis que le requin blanc s’attaque aux organismes morts ou vivants. Ce sont les deux seules espèces du Saint-Laurent à se nourrir de mammifères, les autres leur préfèrent le poisson, les invertébrés ou encore le plancton. À l’inverse, parmi les cétacés, seul le cachalot semble chasser le requin du Groenland.
La présence de squales au sein du golfe attire cependant moins l’attention que la présence des baleines, étant des êtres plus discrets. Certains, dont l’aiguillat commun et le requin du Groenland, ont tout de même été aperçus bas dans l’estuaire, notamment au niveau de l’embouchure du Saguenay. D’autres, comme le requin pèlerin, sont surtout retrouvés au large de la Gaspésie. L’aiguillat noir, espèce également présente dans le Saint-Laurent, arpente des profondeurs pouvant atteindre les 2000 mètres. On comprend mieux pourquoi leurs observations se font beaucoup plus rares!
Pour en savoir plus
- Burnett, D. G. (2010). Trying leviathan: the nineteenth-century New York court case that put the whale on trial and challenged the order of nature. Princeton University Press.
- Fordyce, R. E., & de MUIZON, C. (2001). Evolutionary history of cetaceans: a review. Secondary adaptation of tetrapods to life in water, 169-233.