Un comportement rare qui reste sans explication

Bertie Gregory, explorateur pour le National Geographic, a assisté récemment à un épisode d’intimidation rarissime. Alors qu’il capturait par vidéo les tentatives de prédation d’un groupe d’épaulards de l’Antarctique sur un phoque, d’énormes rorquals à bosse l’ont surpris en expirant près de sa station cinématographique. Ces rorquals sont venus s’interposer entre les prédateurs et leur proie, intimidant les épaulards jusqu’à ce qu’ils prennent la fuite, proie en gueule. Produisant des sons graves et puissants, les baleines à fanons semblaient vouloir empêcher les épaulards de terminer leur repas.

Les techniques de défense des proies

Devant une attaque imminente, toute proie a deux options de défense : se battre ou fuir. Par exemple, les espèces de baleines du genre Balenoptera – rorquals communs, petits rorquals et bien d’autres – ont tendance à user de leur exceptionnel hydrodynamisme et de leur rapidité hors pair afin de semer les prédateurs lorsqu’ils se font attaquer.

Les rorquals à bosse – seule espèce du genre Megaptera – optent plutôt pour le combat. Leurs lourds corps arrondis ne leur permettant pas de surpasser en rapidité les prédateurs lors d’une poursuite, ils utilisent plutôt leur imposante nageoire caudale et leurs puissantes nageoires pectorales afin de les repousser. Leurs nageoires pectorales de plus de cinq mètres de long et pesant au moins une tonne chacune leur donnent un avantage remarquable, étant les plus grosses nageoires pectorales de tout le règne des cétacés. Flexibles, manœuvrables et munies de nombreuses balanes tranchantes, ce sont de vraies armes contre les prédateurs, uniques en leur genre et efficaces.

Un comportement répandu

Étonnamment, l’événement filmé plus tôt cette année ne relevait pas du jamais-vu. Une étude publiée par le Marine Mammal Science documente plus de 115 cas d’incidence similaires à travers le monde chez différentes populations de rorquals à bosse. Pourtant, 89% des proies visées par les épaulards lors de ces interactions n’étaient pas des rorquals à bosse.

Les mammifères marins qui peuvent être le plus souvent victimes de ces baleines sont des pinnipèdes – phoques, morses et otaries –, d’autres espèces de delphinidés – tels que des marsouins et des dauphins – ou encore des veaux de baleines de plus grande taille. Les jeunes veaux des rorquals à bosse sont d’ailleurs fréquemment la cible des attaques d’épaulards, résultant en un taux de mortalité élevé chez les individus de bas âge.

Cependant, les rorquals à bosse sont les seuls mammifères marins connus approchant les épaulards mangeurs de mammifères de plein gré et réussissant à les faire fuir. Malgré le fait que ces prédateurs soient des adversaires de taille, équipés de leurs quatre rangées de longues dents aiguisées, les nageoires des rorquals à bosse leur permettent de faire pencher la balance du pouvoir en leur faveur. Ces dernières, qu’ils utilisent souvent en présence d’épaulards comme d’excellents outils de défense, peuvent engendrer des blessures profondes qui risquent de s’aggraver ou de s’infecter. Les prédateurs semblent donc comprendre qu’il est préférable de rester vigilants et de garder leurs distances avec celles-ci.

Des implications énergétiques couteuses

Selon les experts, les rorquals réagiraient aux vocalises de prédation des épaulards et interviendraient pour défendre la proie visée, sans savoir d’abord quelle espèce est menacée. Ils constateraient donc que la victime n’est pas de leur espèce après s’être déplacé et continueraient, en général, tout de même leur intervention.

Ce genre de comportement est toutefois nuisible pour le rorqual, car l’animal interrompt ses activités normales – se nourrir, se reposer, socialiser – pour parfois parcourir jusqu’à plus de deux kilomètres afin de rejoindre le lieu de l’attaque. De plus, leur défense est vigoureuse et agressive, durant souvent plus d’une heure – parfois même jusqu’à sept heures!

Non seulement les bêtes dérogent de leurs activités habituelles, mais elles consomment des quantités importantes de leur énergie précieusement accumulée à défendre des individus d’autres espèces. 

Alors, pourquoi venir en aide à d’autres individus et encore plus particulier encore, pourquoi maintenir l’attaque pour défendre des individus d’autres groupes ou d’autres espèces aux dépens de leur propre survie?

Les hypothèses

À travers les années, les scientifiques ont soulevé plusieurs hypothèses afin de tenter d’expliquer les motifs derrière l’aide que certains rorquals à bosse apportent à des individus de groupes différents ou même d’espèces différentes – un comportement rarement observé à travers le règne animal.

Comme mentionné plus haut, les adultes répondraient aux appels de prédation afin de défendre leur propre espèce. Pour l’instant, il semblerait que les baleines continuent à adopter ce comportement même si ce dernier avantage majoritairement d’autres espèces, puisqu’il permettrait de sauver suffisamment de jeunes veaux pour justifier un tel changement dans leurs habitudes.

Une première hypothèse voudrait qu’en s’approchant des lieux de l’attaque, les rorquals à bosse signaleraient volontairement leur présence afin que les épaulards comprennent qu’ils ne pourraient pas les surprendre si l’envie leur prenait de les prendre en chasse. Bien que les rejoindre directement soit dangereux, le gain de sûreté que cette manœuvre procurerait aux veaux à long terme surpasserait le risque auquel les adultes font face momentanément.

De plus, les jeunes rorquals à bosse tendent à revenir dans les mêmes secteurs d’alimentation que ceux fréquentés par leurs mères. Les rorquals à bosse d’une région donnée ont donc plus de chances d’être apparentés, ce qui pourrait expliquer pourquoi les jeunes bénéficient de la défense d’autres adultes. D’un point de vue évolutif, le comportement des adultes viserait ainsi à protéger leur descendance afin d’assurer leur survie et parallèlement, la transmission de leur propre matériel génétique.

Suivant le même ordre d’idées, le principe de réciprocité pourrait également expliquer ces situations inusitées. Cette autre hypothèse suggère qu’en aidant les autres membres de sa population, un individu aurait davantage de chances de se faire retourner la pareille dans le futur. Ce comportement assurerait donc de meilleures chances de survie à tous les individus.

Finalement, une dernière hypothèse est fréquemment soulevée par la communauté scientifique qui tente d’expliquer cette aide interspécifique : ces agissements pourraient exprimer une forme d’altruisme animal.

Altruisme intentionnel ou non-intentionnel, là est la question!

Considérant leur intelligence exceptionnelle, il ne serait pas surprenant que les baleines s’entraident volontairement entre elles. Les rorquals à bosse sont capables de réflexion élaborée, de prise de décision, de résolution de problèmes et de communication sophistiquée. Pourquoi n’auraient-ils pas les facultés cérébrales pour faire preuve d’altruisme intentionnellement? Les baleines étant elles-mêmes victimes de la prédation des épaulards, serait-il possible qu’elles démontrent tout simplement une forme d’empathie envers les autres individus de leur espèce ou même envers ceux d’espèces différentes, également victimes de ces prédateurs? Jusqu’à ce jour, ces questions restent sans réponse.

Les baleines en questions - 7/12/2023

Emmanuelle Langlois

Emmanuelle Langlois rejoint l’équipe du GREMM en tant que rédactrice scientifique à l’automne 2023. Fascinée par les curiosités du monde aquatique, elle est attirée par l’immensité des écosystèmes marins depuis son enfance, époque où tous les étés elle partageait cet amour avec sa famille sur la plage. Au terme de ses études, elle souhaite dédier sa carrière à étudier et à raconter les mystères des êtres dissimulés sous la surface.

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