Elle est plus grosse que le plus gros des dinosaures. Et elle pèse environ 25 fois plus que le plus gros animal terrestre actuellement en vie, l’éléphant. En termes de gigantisme, la baleine bleue, aussi connue sous le nom de rorqual bleu, n’a pas d’égal. Même le rorqual commun, deuxième plus gros animal de la planète, ne pèse qu’environ la moitié de son poids.

Une telle dimension soulève forcément la question : qu’est-ce qui a poussé la baleine bleue dans la voie du gigantisme ? Grâce à des études multidisciplinaires menées à la croisée de l’archéologie, de la physiologie et de l’écologie, les chercheurs commencent tout juste à comprendre les raisons de cette évolution, pointant les avantages, mais aussi les risques d’une telle taille.

Une technique de chasse géante !

Pour le chercheur de l’Université de Stanford Jeremy Goldbogen, la première étape vers le gigantisme des cétacés actuels date d’il y a environ 7 à 10 millions d’années, avec l’apparition de la grande famille des rorquals. Contrairement aux autres mysticètes qui se nourrissent en écrémant la surface de l’eau, les rorquals ont développé une technique d’alimentation latérale par engouffrement (« lunge feeding »). Grâce à leur forme élancée, leurs sillons ventraux et leur plancher buccal extensible, les rorquals peuvent s’attaquer à des bancs de petits poissons ou de krill, proies qui sont inaccessibles aux balénidés comme la baleine franche ou la baleine boréale.

Or, l’alimentation latérale par engouffrement nécessite des accélérations sous l’eau hautement énergivores qu’il faut rentabiliser par des prises importantes. Ainsi, les adeptes du « lunge feeding » ont tout intérêt à avoir une bouche plus grande pour engouffrer plus de proies. Ils doivent donc être plus gros. Mais pour nourrir un plus gros corps, il faut davantage de nourriture. Et ainsi de suite. Cet effet d’entrainement a mené rapidement les rorquals sur la voie du gigantisme.

Coup de pouce à l'ère glaciaire

Mais encore fallait-il disposer de la ressource nécessaire pour que cette technique d’alimentation soit payante. C’est pourquoi la taille des rorquals n’a vraiment franchi un palier qu’à l’avènement de la dernière ère glaciaire, il y a environ 5 millions d’années. À ce moment-là, la formation de calottes glaciaires en hiver favorise les mouvements océaniques de type « upwelling », qui font remonter à la surface de grandes quantités de nutriments, créant des zones de haute densité de proies, extrêmement riches.

Cette concentration saisonnière des proies a logiquement favorisé les rorquals pratiquant l’engouffrement. La combinaison de cette technique d’alimentation avec l’apparition de l’upwelling a été la formule magique qui a déclenché une évolution des rorquals vers le gigantisme, conclut l’équipe de chercheurs menée par Jeremy Goldbogen. « Ce point de vue est appuyé par l’étude des fossiles, qui montre que les lignées de baleines à fanons sont devenues gigantesques en même temps », écrit-il.

Une baleine ultraspécialisée

Si cela explique la taille des rorquals en général, qu’est-ce qui explique la taille du rorqual bleu en particulier ? Dans un article du Scientific American, le biologiste Eric M. Keen met bout à bout plusieurs pièces du puzzle et pointe du doigt une caractéristique de la plus grande créature au monde : son hyperspécialisation. Alors que d’autres rorquals sont capables de se nourrir de différents types de proies, le rorqual bleu, lui, s’alimente exclusivement de krill.

« Le krill peut être surabondant, mais seulement dans certaines régions isolées […]. Pour tomber sur des bancs de krill tout en survivant aux inévitables coups durs, les baleines bleues ont besoin d’une extrême mobilité et de grandes réserves d’énergie. Elles y parviennent grâce à leur taille énorme, leur corps élancé et leurs petites nageoires hydrodynamiques. » Ce corps immense possède aussi d’importantes réserves de graisse utiles pour parcourir des milliers de kilomètres entre chaque zone d’alimentation.

Mais ce gigantisme a été réalisé au détriment de la manœuvrabilité. Aussi, pour chasser efficacement le krill et nourrir convenablement son corps immense, la baleine bleue compense-t-elle le manque d’agilité par une bouche encore plus grande, donc un corps encore plus grand. « [La baleine bleue s’est retrouvée] piégée dans un cercle tautologique de spécialisation : il faut qu’elle soit assez grande pour manger assez, pour être grande. […] Le retranchement écologique est devenu un emprisonnement. »

Un géant au pied d'argile

Où l’augmentation de la taille s’arrêtera-t-elle ? « La taille maximum des animaux ne semble pas être limitée par la physiologie, mais plutôt par la disponibilité des proies », souligne Jérôme Goldbogen. Et c’est bien là le problème pour les géants des mers.

Car une niche écologique aussi poussée que celle du rorqual bleu est à double tranchant. Bien sûr, une si grande taille met à l’abri de la plupart des prédateurs de la planète – si on exclue l’être humain. Mais un tel degré de spécialisation rend l’espèce très sensible aux changements environnementaux. Face à la diminution de zones abondantes en krill (à cause des changements climatiques ou de la surpêche par exemple) et au manque d’accessibilité de ces zones (due notamment à la navigation ou la présence d’engins de pêche), est-ce que le gigantisme des baleines bleues est une stratégie qui peut perdurer ? Nous ne pouvons que l’espérer.

Les baleines en questions - 16/9/2020

Laure Marandet

Laure Marandet est rédactrice pour le GREMM depuis l'hiver 2020. Persuadée que la conservation des espèces passe par une meilleure connaissance du grand public, elle pratique avec passion la vulgarisation scientifique depuis plus de 15 ans. Ses armes: une double formation de biologiste et de journaliste, une insatiable curiosité, un amour d'enfant pour le monde animal, et la patience nécessaire pour ciseler des textes à la fois clairs et précis.

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