Par Valeria Vergara, chercheuse au programme de conservation des mammifères marins d’Ocean Wise. Texte traduit par Marie-Ève Muller. Pour lire le texte original, rendez-vous sur le blogue d’Ocean Wise.

En septembre 2001, dans la foulée des attentats du 11 septembre, la plupart des eaux océaniques côtières de l’Amérique du Nord étaient, pour la première fois en des décennies, silencieuses. En réaction aux attaques terroristes, tout le trafic maritime jugé non essentiel était arrêté. Comment s’est traduit ce répit en termes de pollution sonore pour les baleines?

Nous savons depuis longtemps que le bruit sous-marin est problématique pour les cétacés, des créatures acoustiques qui dépendent du son dans plusieurs sphères de leur vie. Pour bien des espèces de mammifères marins, l’ouïe est l’équivalent de la vision pour nous, et le bruit devient une sorte de «smog sonore» qui rend plusieurs aspects de leur vie vraiment difficile. Pensons à l’orientation, la recherche de nourriture, le maintien d’un contact avec les autres.

La pause dans la pollution sonore liée au 11 septembre 2001 a offert une parfaite expérience non prévue pour les chercheurs du New England Aquarium. Avec créativité, ils ont couplé des données acoustiques de la baie de Fundy provenant d’avant et après les attentats avec des données sur les taux d’hormone glucocorticoïde, une hormone associée au stress récoltée dans les fèces de baleines noires de l’Atlantique Nord dans la même baie.

L’étude a révélé qu’une forte baisse de six décibels des niveaux de bruit était associée à une diminution notable de cette hormone du stress (voir source 1).  Les baleines étaient beaucoup moins stressées que la normale pendant ces périodes exceptionnellement calmes.

Revenons en 2020. La vie telle que nous la connaissons s’est pratiquement arrêtée en raison de la réaction mondiale à la pandémie de COVID-19. Cela se traduit par un changement radical du paysage sonore des villes, avec une diminution significative du bruit des autobus, des voitures et des autres moyens de transport. Si vous brisez votre isolement pour une sortie rapide à l’épicerie, vous remarquerez probablement que les rues sont… enfin… plus silencieuses ! Et ce n’est pas tout : ce changement marqué de l’activité humaine a entrainé une réduction des vibrations de la croute terrestre supérieure, comme le montrent les sismomètres de surface dans plusieurs régions, notamment en Belgique, à Los Angeles, à Londres, dans le New Jersey et en France (voir source 2).

La COVID-19 a donc involontairement créé un monde plus silencieux à la surface. Qu’en est-il sous l’eau?

Les interdictions de voyages non essentiels dans de nombreux pays du monde, ajoutées aux fermetures et aux pénuries de main-d’œuvre dans les industries maritimes, représentent un recul important pour la navigation commerciale, les navires de croisière et les pétroliers. Par exemple, la plus grande compagnie de transport maritime par conteneurs du monde (Maersk, une société danoise) a annulé plus de 50 voyages à destination et en provenance d’Asie depuis février. La Northwest Seaport Alliance de l’État de Washington, la quatrième plus grande porte d’entrée pour les conteneurs en Amérique du Nord, a signalé une baisse de 12 % du volume total des conteneurs pour janvier et février 2020, par rapport aux deux mêmes mois de l’année précédente.

Au Canada, tous les navires commerciaux d’une capacité de 12 passagers ou plus ont cessé leurs activités non essentielles telles que le tourisme et les loisirs. Un effet non intentionnel de cette règlementation pourrait être la réduction des niveaux de bruit pour notre vie marine, y compris pour diverses espèces de cétacés en péril, comme les bélugas du Saint-Laurent, les rorquals bleus, les baleines noires de l’Atlantique Nord et les épaulards résidents du Sud.

Je ne peux m’empêcher de penser aux bélugas que j’étudie année après année dans l’estuaire du Saint-Laurent. Surnommés les « canaris de la mer », les bélugas sont parmi les mammifères les plus bruyants de la planète, et le bruit sous-marin affecte gravement leur capacité à communiquer efficacement et à rester en contact les un avec les autres, en particulier pour les mères et leurs nouveau-nés, comme l’a montré notre étude la plus récente (voir source 3).

Nos partenaires de recherche québécois du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM) voient déjà des bélugas près de Tadoussac (notre centre estival de travail sur le terrain). Il est peut-être trop tôt pour évaluer l’impact des nouvelles règlementations liées à la pandémie sur le paysage sonore du Saint-Laurent, mais une fois la saison touristique commencée, nous pourrions bien assister à la période la plus tranquille que les baleines aient connue depuis des années !

Certaines restrictions introduites par Transports Canada visent à protéger les communautés vulnérables du nord du Canada contre la propagation du virus. Par exemple, les mesures empêchent les navires de croisière de s’amarrer, de naviguer dans ou de transiter par les eaux arctiques canadiennes (voir source 4). Ces mesures resteront en vigueur jusqu’au 31 octobre 2020, date de la fin de la saison de navigation dans la plus grande partie de l’Arctique. Compte tenu du «boom» du tourisme de croisière dans la région (voir source 5) ces dernières années, alors que l’Arctique, plus chaud et moins glacé, est devenu plus navigable, cette année pourrait rappeler des temps moins bruyants pour les mammifères marins de l’Arctique comme les narvals, les bélugas et les baleines boréales.

Au niveau local [en rappel, Valeria écrit depuis Vancouver], BC Ferries a réduit son service sur de multiples routes, réduisant ainsi de moitié les traversées.  Étant donné que BC Ferries est le plus grand émetteur de bruit dans les eaux de la Colombie-Britannique, cette diminution aura des effets importants sur l’habitat des baleines. Les sociétés d’observation des baleines ont également suspendu leurs activités, et le début de la saison des croisières a été reporté au 1er juillet au plus tôt. Pour les épaulards résidents du sud, une population menacée, ces changements offrent probablement un répit bienvenu, car le bruit et son dérangement est l’une des trois principales menaces à leur rétablissement, avec la réduction de la disponibilité du saumon chinook et la contamination.

Je réfléchis à ces conséquences aigres-douces et involontaires de la pandémie sur la vie marine. Il ne fait guère de doute que nous connaissons une interruption sans précédent du bruit dans les océans. Il est trop tôt pour dire combien de temps cela va durer et quelles seront les conséquences sur les mammifères marins, mais j’espère que ces temps difficiles et inédits nous apprennent quelque chose sur l’impact direct, et souvent immédiat, de nos actions sur nos océans.

Sources

  • 1. (2012) Rolland, R. M., Parks, S., Hunt, K. E., Castellote, M., Corkeron, P. J. , Nowacek, D. P., Wasser, S. K., and Kraus, S. D. Evidence that ship noise increases stress in right whales. Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences 279 (1737): 2363-8. 10.1098/rspb.2011.2429.
  • 2. (2020) Gibney, E. Coronavirus lockdown have changed the way Earth moves. Nature 580, 176-177
  • 3. (2019) Vergara, V., Wood, J., Ames, A., Mikus, MA., Lesage, V., Michaud, R. Mom, can you hear me? Impacts of underwater noise on mother-calf contact calls in endangered belugas (Delphinapterus leucas). Abstracts of the International Workshop on Beluga Whale Research and Conservation. March 12-14, Mystic, CT, USA.
Carnet de terrain - 16/4/2020

Collaboration Spéciale

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