En octobre 2017, deux baleines à bec de True s’échouent sur les côtes des Îles-de-la-Madeleine. La présence dans le Saint-Laurent de cette espèce méconnue étonne les scientifiques. Plus étonnant encore : l’une d’elles présentait à la fois des caractéristiques sexuelles mâles et femelles, selon une étude de l’Université de Dalhousie, publiée dans Journal of Mammalogy. Les chercheurs ont aussi mis au point une technique moléculaire pour détecter ce type de singularité sur le terrain.

Intersexué ou hermaphrodite?

De l’extérieur, la baleine à bec de True échouée aux Îles-de-la-Madeleine présentait des fentes mammaires et une fente urogénitale caractéristique des femelles, à l’exception de l’absence de clitoris. Son système reproducteur interne était plutôt composé d’un petit pénis et de testicules. Ne répondant à aucune définition classique du sexe, les scientifiques l’ont qualifiée «d’intersexuée». Quelle est la différence entre l’intersexualité et l’hermaphrodisme?

Dans sa définition première, l’hermaphrodisme est un terme qui s’applique aux espèces qui possèdent à la fois les organes reproducteurs mâles et femelles, comme les vers de terre et certains types d’escargots. Les poissons-clowns, qui sont mâles au début de la vie et qui peuvent ensuite se transformer en femelles, sont aussi considérés comme des hermaphrodites.

Dans le cas d’animaux qui sont habituellement mâles ou femelles, comme les baleines, le terme «hermaphrodite» a historiquement été utilisé pour des individus possédant les deux types de gonades (ovaires et testicules). Cette condition est très rare, mais elle a été documentée chez les bélugas du Saint-Laurent à quelques reprises. Des individus présentant une combinaison de caractéristiques mâles et femelles, mais possédant un seul type de gonades, étaient plutôt qualifiés de pseudohermaphrodites.

Aujourd’hui, en raison de la confusion associée à la réelle définition de l’hermaphrodisme, les scientifiques tendent à utiliser le concept plus général d’intersexualité dans des cas où l’espèce est habituellement divisée en des sexes distincts. «Le sexe est un spectre et le terme intersexualité le représente bien», explique Anthony Einfeldt, coauteur de l’étude. En effet, il permet d’englober toutes les combinaisons possibles de caractères sexuels mâles et femelles, qu’ils soient morphologiques, hormonaux ou génétiques. L’intersexualité a été documentée chez bon nombre d’espèces de baleines, du rorqual commun au dauphin bleu et blanc.

Comment détecter les baleines intersexuées?

Le sexe est une information très utile dans un contexte de conservation des espèces. Pour le déterminer chez des baleines vivantes, les scientifiques peuvent utiliser la biopsie, c’est-à-dire le prélèvement d’un morceau de peau et de gras. De ces tissus, ils peuvent alors extraire l’ADN, qui renferme des informations sur le sexe génétique. Les méthodes actuelles d’analyses reposent sur la définition classique du sexe : les femelles sont «XX» alors que les mâles sont «XY». Le chromosome Y contient le gène SRY (absent du chromosome X), qui dirige la différenciation masculine. Ainsi, si ce gène est présent dans un échantillon, l’individu est considéré comme un mâle. Un autre gène, appelé ZF, est présent sur les chromosomes X et Y, mais avec quelques différences détectables au niveau moléculaire.

Toutefois, il existe une certaine variabilité au niveau des chromosomes sexuels, que ce soit chez les baleines ou les humains. Ainsi, la nouvelle technique développée par les chercheurs de l’Université de Dalhousie utilise le ratio entre la version X de ZF et la version Y de ZF, ce qui permet d’inférer le nombre de chromosomes de chaque type. Testée sur 173 individus de différentes espèces, elle a permis de détecter trois baleines «XXY», dont la baleine à bec de True échouée aux Îles-de-la-Madeleine. Par les méthodes d’analyse actuelles, ces trois individus auraient été considérés comme des mâles, en raison de leur chromosome Y.

La présence d’un troisième chromosome sexuel expliquerait la combinaison inhabituelle d’organes reproducteurs observée chez la baleine à bec de True. Étonnamment, cet individu présentait des caractéristiques externes femelles, alors que la même combinaison de chromosomes sexuels chez l’humain entraine principalement des caractéristiques associées aux mâles, ce qui fait croire aux auteurs que le développement sexuel est possiblement différent entre les baleines et les humains.

Pourquoi est-ce important d’étudier les baleines intersexuées?

En 1995, des chercheurs de la Faculté de médecine vétérinaire de l’Université de Montréal et de l’Institut national d’écotoxicologie du Saint-Laurent avaient émis l’hypothèse que l’existence d’un béluga intersexué pouvait s’expliquer par certains polluants soupçonnés d’être des perturbateurs endocriniens. Ces substances dérègleraient le système hormonal, ce qui pourrait nuire au développement normal des organes reproducteurs. Mais, comme on l’a vu avec la baleine à bec de True, ces anomalies morphologiques peuvent aussi être causées par un chromosome sexuel supplémentaire.

Les chercheurs de l’Université de Dalhousie ont analysé les tissus de ce béluga et n’ont trouvé aucune anomalie chromosomique. Selon Anthony Einfeldt, ces résultats «supportent l’hypothèse que les causes des caractéristiques intersexuées de certains bélugas pourraient être environnementales».

Actualité - 16/12/2019

Jeanne Picher-Labrie

Jeanne Picher-Labrie a rejoint l’équipe du GREMM en 2019 comme rédactrice à Baleines en direct et naturaliste au Centre d’interprétation des mammifères marins. Baccalauréat en biologie et formation en journalisme scientifique en poche, elle est de retour en 2021 pour raconter de nouvelles histoires de baleines. En se plongeant dans les études scientifiques, elle tente d’en apprendre toujours plus sur la mystérieuse vie des cétacés.

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