Depuis des temps immémoriaux, une créature bien mystérieuse, le bhulan, résiderait dans les flots bruns d’un des plus grands cours d’eau himalayens, le fleuve de l’Indus. Cet être mythique, vivant entre le Pakistan et l’Inde, serait un improbable amalgame, possédant le corps gris-brun d’un jeune béluga, le rostre étroit et garni de dents intimidantes de certains crocodiliens et les yeux extrêmement réduits d’une taupe.

On croirait presque lire le récit de matelots naviguant dans les flots de l’Atlantique et décrivant des sirènes. Pourtant, cet animal énigmatique, le bhulan, le plataniste de l’Indus ou encore le dauphin de l’Indus, existe bel et bien. Il s’agit d’un cétacé faisant partie de la poignée d’espèces de dauphins habitant les eaux douces de la planète.

En plus de sa physiologie inhabituelle, cet animal a aussi une histoire de rétablissement digne d’être racontée, car sans l’effort combiné du Pakistan, de l’Inde, de certains organismes à but non lucratif et des communautés locales, le bhulan était voué à disparaître et à basculer à tout jamais dans la mythologie.

Un mystère dans les eaux boueuses de l’Indus

Le bhulan est connu depuis bien longtemps par les habitants et habitantes de l’Indus, mais il n’en est pas de même pour les scientifiques. En effet, si l’espèce a reçu un nom scientifique pour la première fois au milieu du 19e siècle, ce n’est pas avant la fin de ce même siècle que des efforts plus sérieux sont mis en place pour tenter de mieux comprendre l’animal. Ainsi, en 1878, le zoologiste écossais John Anderson captura un jeune individu pour l’étudier dans la baignoire de sa demeure indienne. Par la suite, il a fallu attendre encore plusieurs décennies avant que deux autres études voient le jour à la fin des années 1960. Ces nouvelles études, effectuées par l’Aquarium Steinhart aux États-Unis et par le chercheur Giorgio Pilleri en Suisse, permirent de faire progresser de façon importante l’état des connaissances au sujet des bhulans. Si les découvertes apportèrent leur lot d’éclaircissements sur la vie de l’animal, elles firent aussi naitre une inquiétude face à son avenir.

Une créature singulière en voie d’extinction

 À partir de la nouvelle vague de recherches sur la biologie du bhulan débutée en 1968, il ne faudra que très peu de temps avant que les scientifiques réalisent que l’espèce se trouve dans une situation extrêmement précaire.

En effet, même si le nombre de bhulans vivant dans les eaux de l’Indus était initialement inconnu, le rétrécissement de leur habitat était devenu rapidement apparent pour ces scientifiques. Seulement 20 % de leur ancien territoire, qui s’étendait du delta de l’Indus jusqu’au pied de l’Himalaya, de même que dans plusieurs autres tributaires du grand fleuve, leur était encore accessibles. Ce rétrécissement de leur habitat avait débuté vers la fin du 19e siècle à cause de la construction d’un important système d’irrigation dans le bassin versant de l’Indus. Pour irriguer les terres adjacentes, 25 barrages et plusieurs chenaux avaient dû être construits, ayant pour effet de fragmenter l’habitat du dauphin en 17 petites sections et de diviser l’espèce en plusieurs populations artificielles.

En addition à la segmentation, plusieurs autres dangers de taille pesaient sur l’espèce. Ces animaux étaient menacés par la chasse pour leur viande et leur graisse, les prises accidentelles lors de la pêche de certains poissons, la pollution aquatique, de même que par la baisse du niveau de l’eau de certaines sections du fleuve du fait de son utilisation pour l’irrigation. Conséquence de toutes ces pressions, en 1974, lors de la publication des résultats du premier recensement, il ne restait plus que 138 Bhulans dans les eaux troubles de l’Indus.

Une mobilisation indo-pakistanaise pour sauver le bhulan

 Bien que la prise de conscience de l’état du bhulan fut assez tardive, les actions pour le protéger ont rapidement pris forme. En effet, dès 1972, les premières mesures légales ont vu le jour du côté pakistanais pour tenter de protéger l’animal. Elles furent suivies, deux années plus tard, par d’autres mesures semblables mises en place du côté indien de la frontière. Ainsi, au milieu des années 1980, la chasse de ces dauphins était devenue illégale dans les deux pays et trois aires de conservation furent instituées dans son habitat. Il est plausible que ces premières mesures gouvernementales aient eu pour effet d’empêcher la disparition rapide de cette espèce.

Les efforts législatifs pour protéger ce dauphin de rivière n’ont cependant pas été les seuls qui ont été entrepris et qui perdurent à ce jour. Le Fonds mondial pour la nature, le département de la faune de la province de Sindh au Pakistan et les communautés locales ont également mis leurs mains dans les eaux sédimenteuses de l’Indus pour sauver l’espèce. Leur coopération a permis de mettre en place un programme de surveillance permettant de détecter les dauphins prisonniers des canaux et de sauver une moyenne de sept bhulans par année depuis 1992.

Grâce à tous ces efforts, la population de 138 animaux en 1974 était estimée à 1987 individus en 2018.

Une histoire moderne à rédiger et à raconter

Si la population de bhulans est en augmentation, il demeure cependant impératif que les efforts mis en place depuis les cinq dernières décennies se maintiennent et que de nouvelles initiatives viennent les complémenter. Pour que ces animaux poursuivent leur reconquête des flots de l’Indus, il faut continuer à les protéger des polluants, de la pêche, de la navigation et des canaux. Dans un futur proche, il deviendra aussi important de réfléchir à une façon de leur redonner la liberté de mouvement dans leur fleuve. Car, après tout, c’est en les laissant reprendre l’environnement qui leur est dû que nous assurerons leur pérennité et leur résilience face aux aléas de l’avenir.

L’histoire du Bhulan est donc celle d’un retour qui mérite d’être racontée : l’histoire véridique d’une créature terrassée par un développement aveugle dans les eaux de l’Indus, et sauvée in extremis par le biais d’une coopération humaine et informée.

 

Pour en savoir plus

  • Indus River dolphin numbers on the rise with the help of the local communities. (United States) World Wildlife Fund (WWF). (2017)
  • Signs of hope for the endemic endangered Bhulan. (United States) World Wildlife Fund (WWF). (2017)
  • The captive history of blind river dolphins. (United States) Ric O’Barry’s Dolphin Project. (2018)
  • Braulik, G.T., U. Khan, M. Malik and H. Aisha. Platanista minor, Indus River Dolphin. (United Kingdom) The IUCN Red List of Threatened Species: 1-18. (2023)
  • Indus River Dolphin. (United States) National Oceanic and Atmospheric Association (NOAA). (2023)
  • Khan, U. Saving the world’s rarest freshwater dolphin. (United Kingdom) British Broadcasting Corporation (BBC). (2024)
  • Platanista minor. (United States) Integrated Taxonomic Information System. (2024)
Actualité - 19/9/2024

Sami Jai Wagner-Beaulieu

Sami Jai Wagner-Beaulieu contribue à l’étude des cétacés avec Réseau d’Observation des Mammifères Marins depuis 2020. Depuis son enfance, il apprécie côtoyer ces êtres aquatiques et c’est pour leur conservation qu’il a effectué des études en biologie aux quatre coins du monde. Il s’intéresse particulièrement à l’écologie des espèces peuplant les eaux laurentiennes.

Articles recommandés

L’intelligence artificielle à la rescousse des baleines

Et si l’avenir de la protection des cétacés ne reposait plus seulement sur les humains, mais aussi sur l’intelligence artificielle?…

|Actualité 12/8/2024

Les épaulards et leurs écotypes

Les épaulards ne sont pas tous pareils! Saviez-vous qu'il existe actuellement une dizaine de sous-espèces différentes? Les épaulards donnent du…

|Actualité 31/7/2024