Le rorqual commun Bp955, surnommé Ti-Croche, vient de livrer de précieux secrets sur les déplacements migratoires de son espèce. Le 5 octobre dernier, Véronique Lesage, chercheuse scientifique de l’Institut Maurice-Lamontagne de Pêches et Océans Canada, et son équipe ont équipé d’une balise cet individu bien connu dans le parc marin du Saguenay-Saint-Laurent. Et depuis plus de trois mois, la chercheuse suit l’étonnant voyage de Ti-Croche, un périple qui l’a mené de l’estuaire au large des Bahamas en passant par les Bermudes, avant de remonter vers la Nouvelle-Écosse.  «C’est la première fois qu’on suit un rorqual commun aussi longtemps à l’automne-hiver», se réjouit-elle.

Où passer l’hiver quand on est un rorqual commun?

«La littérature scientifique actuelle comporte peu d’informations sur les aires d’hivernage des rorquals communs. On connait assez bien les secteurs importants pour l’alimentation dans le Saint-Laurent, mais pour le reste, on en sait très peu. Pêches et Océans Canada veut donc valider la grandeur du terrain de jeu de l’espèce pour arrimer le cas échéant ses mesures de protection avec les autres pays concernés», explique la chercheuse à la tête du projet «Comprendre l’utilisation de l’habitat et les mouvements saisonniers des rorquals communs», Véronique Lesage.

Ainsi, pour mieux comprendre les mouvements des rorquals communs, les scientifiques posent des balises à deux moments-clés: à l’automne, moment où la migration devrait s’amorcer, et au printemps, lorsque la période d’alimentation intensive commence. Depuis 2014, vingt balises ont été posées par les experts de Pêches et Océans Canada, en collaboration avec ceux de la Station de recherche des iles Mingan, dont neuf à l’automne 2020. Au 13 janvier, trois balises transmettaient encore des positions. Presque chaque jour, les balises de type Argos posées émettent une position. «Pour le moment, on voit que le terrain de jeu des rorquals communs qui visitent le Saint-Laurent est encore plus immense et diversifié que ce qu’on croyait. On voit aussi que les rorquals communs peuvent parcourir d’énormes distances en très peu de temps», constate Véronique Lesage.

Comprendre l’ailleurs, mais l’ici aussi

Même au sein du Saint-Laurent, relativement petit lorsqu’on regarde l’entièreté du territoire couvert par Ti-Croche, les balises ont donné des indications intéressantes. Cet automne, la majorité des rorquals communs ont été munis de leur balise dans un petit secteur surnommé par les locaux «le trou à communs», au large de Bon-Désir. «En 2020, il semble que le « trou » était LE spot pour les rorquals communs et possiblement pour les rorquals à bosse durant une bonne partie de l’été et de l’automne, et ce, dans tout l’estuaire et l’ouest du golfe. Certains des individus avec balise sont partis du secteur du «trou» pour y revenir quelques jours plus tard, signe qu’il devait y avoir un avantage pour les communs de se trouver à cet endroit», indique Véronique Lesage. «De plus, nos excursions dans les autres secteurs de l’estuaire et du nord-ouest du golfe n’ont pas permis de trouver des individus.»

Or, ce secteur est traversé par les navires commerciaux qui choisissent de naviguer en rive sud, ce qui met les rorquals communs à risque de collision et peut perturber leur alimentation. Dans le contexte où les rorquals communs semblent avoir un problème reproducteur depuis 2008, protéger des secteurs aussi attractifs et essentiels pour l’espèce que  «le trou» devient alors primordial.

Des mouvements, des chants et des isotopes pour étudier un grand terrain

Une des richesses du projet de Véronique Lesage est le couplage avec d’autres types de données. Par exemple, à partir des photos prises par l’équipe de Pêches et Océans Canada, six individus marqués d’une balise en 2020 ont pu être identifiés par l’équipe du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (oui, on fait durer le suspense avant de dévoiler les autres vedettes suivies!). Parmi eux, Bp955, dit Ti-Croche. Né en 2009, ce rorqual commun est le descendant d’un autre rorqual commun bien connu, Capitaine Crochet. Pour le moment, on ne connait pas son sexe, «mais le savoir pourrait donner des indications sur si les femelles et les mâles ont les mêmes mouvements migratoires. Puisqu’on connait son âge, on peut minimalement savoir qu’il ou elle est mature sexuellement», réfléchit Véronique Lesage. En effet, la maturité sexuelle survient chez les mâles entre 6 et 10 ans et chez les femelles, entre 7 et 12 ans. «Si Ti-Croche reparait dans l’estuaire au printemps prochain, ce sera intéressant de voir si un veau se trouve à ses côtés.»

Les données acoustiques pourraient aussi révolutionner la façon dont on envisage les migrations des rorquals communs. Depuis quelques années, divers organismes de recherche enregistrent les sons émis par les baleines dans les Saint-Laurent, au large de Terre-Neuve et de la Nouvelle-Écosse, de même que dans l’Atlantique. Ce couplage pourrait dévoiler d’autres informations sur les migrations, comme la présence de plusieurs populations de rorquals communs ou une indication d’une présence plus forte dans un secteur à un moment précis.

Enfin, l’examen des cycles de gestation et de migration des rorquals communs dévoilés par les patrons d’isotopes stables, d’hormones et de mercure dans les fanons de rorquals communs trouvés échoués pourrait apporter un nouvel éclairage sur la variabilité des migrations entre les individus. L’analyse des fanons permet de retracer les migrations à postériori, puisque chaque région des océans possède ses propres niveaux d’isotopes et de mercure, et que les fanons chez les rorquals communs peuvent intégrer les quatre à cinq dernières années de vie. «On pourrait voir, par exemple, une différence dans les migrations entre les mâles et les femelles, ou selon l’âge des individus, ou selon l’état gestationnel des femelles», indique la chercheuse scientifique.

Tout ce travail prendra du temps et un immense travail collaboratif, mais déjà, les possibilités sont prometteuses. Où ira Ti-Croche, maintenant? Il semble s’attarder en marge du plateau continental, un endroit clairement propice à l’alimentation. Retournera-t-il au sud ou piquera-t-il vers le centre de l’océan? Reviendra-t-il dans l’estuaire avec un veau? L’histoire ne se termine certainement pas là.

Actualité - 1/2/2021

Marie-Ève Muller

Marie-Ève Muller s’occupe des communications du GREMM depuis 2017 et est porte-parole du Réseau québécois d'urgences pour les mammifères marins (RQUMM). Comme rédactrice en chef de Baleines en direct, elle dévore les recherches et s’abreuve aux récits des scientifiques, des observateurs et observatrices. Issue du milieu de la littérature et du journalisme, Marie-Ève cherche à mettre en mots et en images la fragile réalité des cétacés.

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