Cette semaine, nous laissons la parole à notre collaboratrice Valeria Vergara, chercheuse scientifique à l’Aquarium de Vancouver, qui nous accompagne depuis quelques semaines à bord du Bleuvet.

Espionnage aérien et écoute sous-marine… par Valeria Vergara

Le brouillard sur l’estuaire du Saint-Laurent est si épais ce matin qu’on pourrait presque s’étendre dessus. Trouver une baleine dans ce brouillard serait une tâche ardue. Nous sommes donc restés sur la terre ferme jusqu’à ce que le brouillard se dissipe. Je suis assise à mon bureau temporaire au Centre d’interprétation des mammifères marins (CIMM), lieu de travail des chercheurs du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM) et de leurs collaborateurs, où je réfléchis aux défis et faits saillants de la dernière semaine. Comme chercheuse à l’Aquarium de Vancouver, je suis ici pour étudier, avec mon collaborateur de longue date Robert Michaud (directeur du GREMM), si le bruit sous-marin généré par les activités humaines — un problème de plus en plus important dans l’estuaire du Saint-Laurent — compromet la communication acoustique entre les mères bélugas et leur veau nouveau-né, ainsi que leur capacité à reprendre contact après une séparation. Dans un monde sous-marin turbide, trouver un autre individu en utilisant le sens de la vue serait aussi futile pour eux que ce serait pour nous d’aller à la recherche de baleines dans ce brouillard. Ils doivent compter sur les sons pour ce faire, plus particulièrement sur un système d’appels de contact mère-veau.

Mais une mère et son veau se séparent-ils à l’occasion? À quelle fréquence ceci se produit-il? Est-ce qu’ils s’appellent lorsqu’ils sont séparés? Ces appels sont-ils masqués par le bruit?

Écouter leur monde sous-marin avec un hydrophone tout en les observant simultanément du haut des airs avec un petit drone peu bruyant afin d’avoir une bonne vue de leur comportement — y compris les séparations et les réunions — pourrait nous fournir quelques réponses.

Avec chaque jour passé sur le terrain, des fragments du puzzle sont lentement assemblés. Comme le jour où nous avons eu confirmation que les veaux peuvent parfois, en effet, être séparés des adultes. « Le veau est seul, les adultes l’ont laissé complètement seul! » s’écrit Mathilde (notre opérateur de drone) avec son enthousiasme sans bornes, de sous sa cape (un engin fabriqué avec un rideau de douche qui lui permet de regarder, sans éblouissement, l’écran du iPad qui lui montre ce que filme le drone). Lorsque nous avons examiné les images ce soir-là, ce fut très clair: un petit veau avait été laissé seul pendant près de 5 minutes. Il a attendu patiemment à la surface jusqu’à ce que les adultes reviennent le chercher et le groupe a poursuivi son chemin vers le bas de la rivière.

Dix jours intensifs sur le terrain m’ont appris cette leçon (ou plutôt réappris, car c’est la réalité de nombreux projets de recherche sur le terrain): les bons jours de collecte de données seront rares et espacés, et les bonnes questions nécessitent de la patience et plus d’une saison pour être élucidées. Mais je me rappelle aussi — comme au cours de chaque saison sur le terrain — l’émotion suscitée par ces jours occasionnels où chaque facteur s’aligne pour nous permettre de recueillir d’excellentes données. Ce fut le cas dimanche dernier: nous avons eu du beau temps avec de faibles vents permettant au drone de voler (nous avons volontairement choisi de travailler avec un petit drone léger et silencieux, mais qui ne peut, malheureusement, voler en présence de forts vents), les baleines étaient coopératives et sont restées avec nous toute la journée, il y avait deux veaux nouveau-nés dans le groupe et la technologie n’a pas fait défaut (ce qui ne doit pas être pris pour acquis!). En outre, nous avons réussi à suivre le même groupe tout le long de la rivière Saguenay, de la relativement calme baie Sainte-Marguerite, où leurs appels pouvaient être entendus haut et fort, jusqu’à l’embouchure assourdissante du Saguenay avec le fleuve Saint-Laurent, où tout ce que nous pouvions entendre n’était que bruit. « Nombre de bateaux: 10! Traversier: 200-300 mètres de l’hydrophone », je dictais à Marie-Ana, ma merveilleuse assistante de recherche, qui prenait des notes horodatées sur l’iPad. Alors que je notais, sur l’écran d’ordinateur, un niveau de bruit de plus en plus élevé (le bruit était si fort que j’ai dû enlever mes écouteurs), Mathilde filmait le groupe avec les deux veaux nouveau-nés traversant lentement mais surement la voie maritime : « Ils ralentissent, comme s’ils attendaient avant de traverser! » Je peux seulement imaginer ce que cela doit être pour ces créatures acoustiques, minuscules, naïves, nouvelles dans ce monde, de traverser ce mur de bruit. Ce doit être comme d’avoir à ramper dans un tunnel sombre quand on est un enfant en bas âge. Pas étonnant que les adultes aient ralenti!

Quelques jours de plus se sont écoulés depuis que j’ai commencé à écrire ce blogue, et nous avons eu quelques bonnes séances, survolant les baleines tout en les écoutant. Je dois encore revoir systématiquement mes enregistrements, mais certains appels de contact étaient évidents. En regardant avec l’équipe du GREMM le matériel recueilli, nous avons pu entrevoir ce que le mariage des deux technologies peut nous apprendre. Le niveau de détails qui en résulte est extraordinaire. Des veaux qui nagent avec un adulte puis avec un autre (indiquant une coopération dans le soin des jeunes), des épisodes parfaitement clairs d’allaitement et des mâles qui jouent élégamment… Et tout cela en les écoutant! Après des décennies à classifier les comportements des bélugas dans des catégories générales qui révèlent trop peu, se basant sur la faible proportion de comportements de surface qu’on pouvait observer d’un bateau et à distance (par exemple le déplacement directionnel, le repos et le « milling »), la barrière est levée et nous sommes soudainement admis dans leur monde.

Extrait sonore de bélugas © Vancouver Aquarium

Cliquez sur la carte pour naviguer avec le Bleuvet et découvrez les meilleurs moments de la semaine!

IDENTIFICATIONS DE LA SEMAINE

Al — adopté en 2014 par Les Bières Béluga Ltée,
Bélibec — adoptée en 2014 par la ville de Québec,
Solidaire — adopté en 2014 par les municipalités riveraines du Saint-Laurent
DL1670, DL2099, DL9048, DL1800, DL1551, DL9018, DL2217, DL1610 et DL164.

La liste complète des bélugas identifiés nécessite un travail d’appariement minutieux qui sera poursuivi après la saison de terrain.

BLV120820_1123Le Bleuvet est le bateau de recherche du GREMM et de l’Institut national d’écotoxicologie du Saint-Laurent dédié au programme de recherche sur les bélugas du Saint-Laurent. Son équipe, dirigée par Robert Michaud, directeur scientifique du GREMM, est composée de Michel Moisan, Tim Perrero et Simon Moisan.

Carnet de terrain - 4/8/2016

Équipe du GREMM

Dirigée par Robert Michaud, directeur scientifique, l’équipe de recherche du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM) étudie en mer les bélugas du Saint-Laurent et les grands rorquals (rorqual à bosse, rorqual bleu et rorqual commun). Le Bleuvet et le BpJAM quittent chaque matin le port de Tadoussac pour récolter de précieuses informations sur la vie des baleines de l’estuaire du Saint-Laurent.

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