À 5h45 du matin, je suis déjà réveillée et j’attends, fébrile, des nouvelles de l’équipe de recherche du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM). Ce sera ma première sortie sur un bateau de recherche – première, je l’espère, d’une longue série. Étudiante en écologie et rédactrice scientifique pour le GREMM le temps d’un stage, je meurs d’envie de découvrir le monde de la recherche sur les mammifères marins.
Aujourd’hui, serait-ce l’occasion tant attendue? Sortirons-nous sur l’eau ou le vent et les courants entraîneront l’estuaire dans leurs danses effrénées, empêchant les scientifiques de s’aventurer en mer? La brume se lèvera-t-elle au dernier instant, enveloppant le paysage d’un nuage opaque? Cet été, le brouillard ne s’est pas fait prier. Aveuglant les capitaines et les scientifiques durant des semaines, il a causé l’annulation de nombreuses journées de terrain, au grand désarroi de mes collègues. Aujourd’hui, cependant, les prévisions météorologiques me rassurent.
Assise à la table de cuisine, toast à la main, je regarde à travers la fenêtre l’obscurité cédant doucement sa place au soleil. À mesure que le temps file, je perds espoir. Je me demande si je devrais plutôt me diriger vers la plage pour admirer le soleil levant lorsque je reçois enfin la confirmation que je dois me présenter sur les lieux à 7h. Il est 6h45! J’engloutis ma tartine, enfile mon sac à dos plein à craquer de collations et de couches de vêtements supplémentaires puis pars au pas de course.
Une fois le matériel assemblé, trois des membres de l’équipe de recherche et moi sommes en route vers le quai où sont amarrés deux bateaux appartenant au GREMM, le Bleuvet et le BpJam. Nos pas résonnent sur les planches de bois grisâtres et vieillies par l’humidité de l’eau salée. Glaciaire signée GREMM à la main, je m’arrête quelques secondes pour admirer le soleil parfaitement rond d’un doux orange vif, juste au-dessus de l’horizon. La marina aux bateaux blancs prend des teintes chaleureuses, invitante en cette belle journée de début d’automne. Je saute à bord du BpJam, usant des rebords gonflables du petit zodiac gris comme d’un escalier. Mathieu, notre capitaine pour la journée, tourne la clé dans le contact et le moteur démarre.
Présentement, le GREMM mène activement deux importants projets de recherche : la photo-identification des bélugas ainsi que celle des grands rorquals – rorquals à bosse, rorquals communs et rorquals bleus. Le projet auquel je prends part aujourd’hui est le second. En route vers le premier point d’observation, ma collègue Stéphanie s’époumone en tentant de répondre à mes questions, alors que le vent déchainé emporte nos paroles. Elle m’explique que l’essentiel du travail sur le terrain consiste à repérer les souffles au large, puis d’arriver à approcher les baleines suffisamment adroitement pour les photographier et, idéalement, capter des images par drone de chaque bête vue du ciel. Lors des sorties, l’équipe de chercheur·se·s parcourt l’estuaire à partir de Tadoussac jusqu’aux Îlets Boisés en suivant un tracé déterminé à l’avance. À chaque point d’observation, ils scannent les environs le temps d’une dizaine de minutes, puis, si un souffle est localisé, ils partent à sa rencontre.
Le soleil levant réfléchissant sur la surface me force à plisser les yeux, alors que je scrute l’horizon à la recherche de jets d’air. Équipée de mon Mustang orange fluo, flottant, imperméable et isolant – habit essentiel lors de longs périples en eaux profondes –, je suis protégée de la tête aux pieds contre les intempéries du fleuve. Assise sur le bord du bateau, je reçois les restes de vagues brisées de plein fouet dans le dos, sans même en avoir conscience.
À quelques dizaines de mètres devant la coque du bateau, on perçoit une démarcation évidente dans l’étendue bleue : des eaux foncées et agitées au-dessus desquelles planent des nuées blanches d’oiseaux marins, plongeant ici et là entre les vagues en quête de nourriture. Ces zones sont formées par la rencontre entre les eaux froides et les eaux chaudes des courants, générant des remous où grouille une abondance de petites créatures aquatiques emprisonnées par la houle. Souvent, sous les plongeons des goélands et autres bipèdes volants se cachent des prouesses d’alimentation bien plus impressionnantes encore : celles des baleines à fanons, se nourrissant des mêmes minuscules crustacés piégés dans les barres de courant.
Fouillant le large du regard, nous sommes d’abord déroutés par les expirations bruyantes et particulièrement évidentes de petits rorquals autour de nous. On repère généralement les grands rorquals grâce à leurs souffles puissants s’élevant dans les airs, perceptibles sur de très longues distances. Ce matin, les petits rorquals semblent vouloir attirer notre attention, en tentant timidement d’imiter la puissance exubérante des souffles de grands rorquals. Pendant ce temps, je m’efforce de retenir mes exclamations à chaque nouvelle vision de mammifère marin – de petits rorquals comme de marsouins ou de phoques gris –, alors que chaque doigt pointé avec étonnement vers l’eau donne de faux espoirs à mes collègues absorbés dans leur recherche de grandes baleines.
Au bout de quelques minutes, un jet puissant fend les eaux agitées. Aucun doute, celui-là n’appartient pas à un petit rorqual. Doucement, Mathieu nous rapproche en tentant de prédire où l’animal refera surface. Stéphanie s’empresse de dégainer sa caméra et de se percher sur son piédestal. Un second souffle entre les vagues. Un troisième. Puis, lentement, comme une caresse à la surface, un long dos grisâtre glisse hors de l’eau. Ma première rencontre avec un rorqual commun, le deuxième mammifère le plus imposant au monde.
Les rorquals communs ne sortent que très rarement la queue, contrairement aux rorquals à bosse. Ce sont les motifs de leur chevron – marque laiteuse derrière l’évent, plus marquée sur le flanc droit –, les marques sur leur nageoire dorsale courbée et les cicatrices sur leur dos qui permettent aux spécialistes de les identifier.
Malheureusement, cette première apparition nous laisse démunis. Les images à contre-jour prises par ma collègue offrent une vue spectaculaire de l’animal, mais une piètre photo pour l’identification. Laurence, assistante de recherche également présente sur le bateau, n’a pas pu sortir son drone non plus, faute d’une météo clémente. On attend donc, puis on repart à la poursuite du souffle. Après plusieurs manœuvres de navigation, mes collègues réussissent à obtenir des photos plus claires, moins ensoleillées.
On continue notre route, un point d’observation après l’autre. Marsouins, petits rorquals et macareux nous tiennent compagnie alors que les dizaines de minutes passent sans nouvelle apparition. Étincelles blanches scintillant entre les vagues, un large groupe de bélugas bien déterminé dans sa course nous éblouit le temps d’un bref instant. Petit à petit, le canal 8 prend vie, les capitaines à la radio s’aventurant sur l’eau en quête de belles rencontres à faire entre les baleines et leur invité·e·s.
Alors que l’on perçoit plusieurs souffles au loin, l’excitation me gagne. Pas un, ni deux, mais bien six rorquals à bosse nous attendent devant les dunes de Tadoussac! Parfois en paires, parfois en trio, ils plongent à répétition, nous offrant un spectacle phénoménal sous la lueur du matin. Notre drone s’envole, mais les baleines sont difficiles à suivre et à différencier. Laurence tente tant bien que mal de toutes les survoler alors que les bateaux dansent et les baleines se défilent. Grâce à une communication efficace et des indications précises entre les membres de l’équipage, elle réussit finalement à capter la majorité des individus vus du ciel.
Après plusieurs heures et quelques filatures laborieuses, dont celle d’un rorqual commun particulièrement farouche, on entame le retour au bercail. Aux Îlets Boisés, les vagues se déchainent, le bateau se soulevant dans les airs puis s’écrasant de tout son poids sur l’eau agitée. Je tente de m’installer sur les bords gonflables de l’embarcation, espérant que ces derniers amortiront les chocs, sans succès. Je me rassieds donc sur le seul siège à bord, endurant la barre de métal me carabinant le dos jusqu’à ce que les eaux se calment.
Un coucher de soleil chaleureux nous salue lorsque l’on quitte finalement les eaux tumultueuses. Il teinte de roses et de dorés la mer d’huile nous accueillant. Deux petits rorquals en alimentation nous accompagnent, alors que les ondulations de notre embarcation fripent l’eau miroitante et que les éclaboussures de leurs prouesses luisent sous la lumière faiblissante. Je retourne au chaud vers 19h, l’esprit encore étourdi par les beautés de la journée et les jambes flageolantes, souvenir persistant du bateau qui tangue de tout bord tout côté.