Dans les deux dernières semaines, nous avons suivi les parcours de carcasses de béluga, de leur dérive jusqu’à la Faculté de médecine vétérinaire (FMV) à Saint-Hyacinthe. Cette semaine, pour la troisième et dernière chronique, découvrez les grandes questions soulevées à partir des échantillons prélevés sur ces représentants d’une population en danger de disparition.
Des échantillons aux grandes questions
À la fin de la nécropsie qui s’opère dans la grande salle de la Faculté de médecine vétérinaire à Saint-Hyacinthe, il ne reste que des bouts de tissus et d’organes prêts à être examinés davantage. Alors que des échantillons de peau prennent le chemin de la Nouvelle-Écosse, d’autres ne font que traverser le pont Jacques-Cartier.
Trouver la cause
Certains bélugas ont des lésions évidentes décelées par les vétérinaires pendant la nécropsie. Mais dans bien des cas, aucune cause de mortalité n’est apparente, d’où l’importance de l’analyse histopathologique, qui consiste à étudier au microscope des tissus organiques. Les anomalies alors détectées permettent de diagnostiquer une pathologie, une maladie, dans le but de découvrir l’origine de la mort du sujet.
«Par exemple, si le béluga est atteint d’une infection bactériologique, de l’inflammation sera visible dans les tissus, explique Stéphane Lair, de la Faculté de médecine vétérinaire. Selon ce qui est décelé lors de l’analyse des lames de tissus, les échantillons seront ensuite soumis aux équipes spécialisées des laboratoires de bactériologie ou de virologie.»
Dr Lair et ses acolytes publiaient en 2015 des résultats à ce sujet. Sur les 222 carcasses de bélugas étudiées de 1983 à 2012, les maladies infectieuses, nommées comme étant la principale cause de mortalité dans la population, ont causé la mort d’un tiers (32%) des bélugas. Chez les bélugas juvéniles, la pneumonie vermineuse était la cause de mortalité chez 52 %. Au total, 31 bélugas sont morts suite à une infection par des tumeurs malignes, soit 20 % des bélugas âgés de plus de 19 ans. L’une des hypothèses proposées pour expliquer la fréquence inhabituellement élevée de certaines des conditions pathologiques observées chez les bélugas est l’exposition chronique aux contaminants environnementaux.
Grassement contaminé
À partir d’échantillons de gras et de peau, le biologiste Jonathan Verreault, professeur agrégé au département des sciences biologiques de l’Université du Québec à Montréal, vient aujourd’hui étendre le portrait de la filière toxique chez le béluga. Si la présence de contaminants dans les tissus des bélugas fait l’objet d’investigations de longue date, la nature de ces contaminants a changé. Pendant les premières années du projet de récupération de carcasses, un nombre inhabituel de cancers, pour des animaux sauvages, était trouvé chez les animaux étudiés. En effet, les bélugas du Saint-Laurent sont parmi les mammifères marins les plus contaminés au monde. « Quand on regarde ce qui était présent dans leur environnement, ce qui a beaucoup été pointé du doigt, c’était les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), dont une importante source venait de la production d’aluminium », explique Dr. Lair. Depuis les années 1970, les concentrations d’HAP dans les sédiments du Saguenay ont diminué, avec les changements de procédés industriels.
Bien que plusieurs substances chimiques persistantes et toxiques aient été bannies au Canada, d’autres ont crû exponentiellement au cours des années 1990. C’est notamment le cas des polybromodiphényléthers (PBDE), une famille de composés utilisés comme retardateurs de flamme. Les niveaux de concentration des PBDE ont augmenté de manière fulgurante chez les bélugas, et ces produits sont connus pour avoir des effets sur le système endocrinien des mammifères. Ils auraient, entre autres, un important effet sur la glande thyroïde, notamment lors de la mise bas, ce qui pourrait expliquer l’augmentation des observations de carcasse de nouveau-nés depuis 2010.
« En plus des 38 congénères des PBDE, nous analysons une dizaine de retardateurs de flamme émergents qui sont des composés de remplacement des PBDE bannis dans les produits de consommation. Nous prévoyons également analyser d’autres composés émergents et possiblement aussi des organochlorés classiques tels les BPC, DDT, HCB, etc. » explique Jonathan Verreault.
La génétique dans la peau
Des échantillons de peau prennent aussi la route des Maritimes. La peau des bélugas, en plus d’informations liées à la contamination, renferme des données précieuses quant au profil génétique de la baleine. Ainsi est-il possible de relier la carcasse à l’animal vivant lorsque le profil génétique est disponible.
Que la carcasse soit sujette à une nécropsie ou non, un échantillon de peau prélevé à même le site d’échouage est acheminé au laboratoire de Tim Frasier de l’Université Saint Mary’s en Nouvelle-Écosse. Le généticien spécialiste travaille sur la structure sociale de la populationde bélugas du Saint-Laurent.
Le fait que les bélugas étudiés présentent des taux élevés d’infections pourrait aussi être le résultat d’une diminution de variabilité génétique, d’un affaiblissement par la consanguinité ou d’une combinaison de ces facteurs.
Des dents pour déterminer l’âge
Le crâne du béluga est détaché en pièces lors de la nécropsie. La mâchoire inférieure est envoyée à l’Institut Maurice-Lamontagne de Pêches et Océans Canada. Là-bas, c’est le technicien de laboratoire Yves Morin qui se penchera sur l’âge de l’animal échoué.
Les étapes sont nombreuses et les techniques, en constante évolution. Il faut extraire et nettoyer les dents, puis couper une tranche d’environ 50 mm d’épaisseur sur la longueur, qui sera polie, et enfin numérisée avec l’aide d’un scanneur à haute résolution ou d’un microscope binoculaire muni d’une caméra digitale. Les photos sont ensuite retouchées pour accentuer les contrastes afin de mieux discerner les anneaux de croissance. Une couche de croissance représente une année de vie. Les bélugas peuvent vivre jusqu’à une soixantaine d’années.
La saxitoxine sous la loupe des chercheurs
Des microalgues toxiques et nuisibles sont naturellement présentes dans l’habitat visité par le béluga du Saint-Laurent. Ce phytoplancton prolifère en abondance variable d’une saison estivale à l’autre, créant parfois une «marée rouge».
L’algue A. tamarense produit une puissante famille de toxines dites paralysantes, aptes à rapidement causer la mort par asphyxie. Chez l’humain, le phénomène est connu sous «Intoxication paralysante par les mollusques» (IPM) et est généré par l’accumulation lors de la filtration par les bivalves de la saxitoxine et ses dérivés, présents dans l’eau de mer. Dans le cas du béluga, le phénomène est provoqué par une accumulation de la toxine dans leurs proies.
Lors de la nécropsie, selon l’état de l’animal, des échantillons de foie, de cerveau, de rein, d’urine, de sang et de tractus digestif sont réservés pour un dosage de la toxine paralysante. Ces échantillons sont envoyés au laboratoire de Michael Scarratt et de Sonia Michaud, chercheur et biologiste à l’Institut Maurice-Lamontagne de Pêches et Océans Canada.
Des signes d’exposition chronique chez les bélugas de l’estuaire ont été observés ces dernières années. Entre 1995 et 2012, 18 des 66 carcasses de béluga testées étaient positives à la présence de saxitoxine et ses dérivés dans au moins un de leurs tissus. Il est difficile d’évaluer si cette contamination serait la cause directe de la mort des bélugas, car il n’existe que très peu d’information sur la dose létale. Mais il est possible que dans certains cas, elle en soit la cause indirecte.
« Une intoxication faible, mais chronique, pourrait altérer le comportement de l’animal, l’affaiblir, le rendre plus sujet à certaines maladies ou plus susceptible à l’échouage ou plus vulnérable aux collisions avec les bateaux», avance Michael Scarratt.
Reconstruire le menu
Le plus grand des contenants sortis de la salle de nécropsie sera acheminé lui aussi à l’Institut Maurice-Lamontagne de Pêches et Océans Canada, cette fois à l’attention du laboratoire de Véronique Lesage. Une grande glacière renfermant le contenu stomacal permettra de dresser un menu de ce que le béluga a consommé de son vivant.
Le contenu de l’estomac est lavé et passé au tamis. On cherche des restants de proies, tels des becs de calmars, des arêtes de poissons cristallisées, des otolithes — ces petits cristaux provenant des oreilles de certains poissons —, et des crochets de polychètes, des vers marins vivant dans la vase.
Grâce à ce contenu, les chercheurs peuvent cartographier les sources d’aliments qui composent le régime des bélugas du Saint-Laurent et ainsi suivre l’évolution de cet aspect de la biologie de l’espèce.